Texte collectif

Atelier littéraire et photographique

Maison Léo Lagrange de Torcy

 

Venture s'aventurait souvent à la montagne. Il avait fait des courses dans un grand magasin de sport et il s'était équipé de matériel high-tech, afin de ne pas être freiné dans son escalade : chaussures à crampons, crochets de rappel, combinaison étanche et gants ultrarésistants.

Il était venu seul pour mieux goûter à la quiétude du lieu ; cette montagne qu'il connaissait déjà mais pas sous cette facette, dénudée, isolée, aux arêtes saillantes et abruptes.
Et au détour d'un névé, il entendit un bruit avant de pouvoir l'identifier : des coups de piolets contre la paroi étrangement calme.
Il se demanda qui pouvait bien s'affronter à cette beauté sauvage et extatique !
Il fut vite renseigné car il escaladait vite.
Une femme qui sortait d'un cabas un joli carnet rouge, oui ça lui semblait incongru et ça l'était à l'évidence : quelle idée de venir à deux mille trois cents mètres d'altitude pour écrire des notes sur un joli carnet ?
Elle s'appelait Rebecca et se baladait comme une touriste.
Cela aussi paraissait incongru à Venture. Comment défier la nature avec un carnet de notes aussi beau soit-il ?
Elle semblait à l'aise, harnachée comme il l'était lui-même, et en attente, oui mais de quoi ?
De rencontrer un lord anglais, un officier à la recherche de quelqu'un ou quelque chose sur ce piton rocheux au milieu de ce désert enneigé, ou d'un homme caméléon qui répondait au non de Lord Williams, et attendait dans un magasin de rencontrer l'âme sœur, ou d'un écrivain et d'un artiste qui venaient à Paris, où ils arpentaient les rues à la recherche d'une boutique de lunettes ?
 
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De passage à Paris, Lord William souhaitait changer d'allure, trop City à son goût. Très coquet, ce londonien aimait se toiletter, tel caméléon, à la mode en vogue dans les grandes villes qu'il était amené à visiter lors de ses innombrables déplacements d'affaires. Il portait, tel un mannequin, différentes tenues vestimentaires dès plus originales.
 
Non par choix mais par conviction alimentaire, il servait docilement en semaine une firme internationale, très renommée dans les gadgets publicitaires.
D'un goût parfois douteux, il aimait porter toutes d'accessoires assez futiles et plutôt tape à l'œil.
Dans une nouvelle capitale, comme de coutume et au hasard sur un plan, il arpentait une avenue commerçante après l'avoir choisi au hasard sur un plan et tout aussi arbitrairement, il sélectionnait un chiffre qui allait définir le numéro d'un magasin.
À sa grande surprise, la boutique, fruit de ce savant calcul, était un antiquaire, il rentra pour trouver un nouveau talisman….
 
Rebecca s'installa à l'hôtel des cimes et commença à écrire en buvant un chocolat chaud.
" Moi Rebecca, en cette matinée du jeudi 13 décembre 2005, j'ai décidé que tous les jours à partir d'aujourd'hui, je laisserai une empreinte, un nom, un code pour faire avancer les pions sur l'échiquier, un indice qui parlera à celui qui voudra bien le trouver. Dame en 2, fou en 4. Non, pas le Da-Vinci Code, quelque chose de plus simple, de fou en même temps. Comme une chasse au trésor ! Le trésor est enfoui dans les pages de ce carnet. Non, dans chaque carnet il y a des dates à relier, un fil d'Ariane à suivre, des buts à atteindre. "
Rebecca se leva, fit quelques pas, finit son chocolat.
" Claire, il faut que tu sois claire, et en même temps, tu ne peux pas laisser n'importe qui résoudre l'énigme. "
Rebecca se relut et conclut in petto : " Stanley, Lord Diary, qui trouvera la clé de l'énigme ? "
Elle arpenta à nouveau sa chambre, cria " Entrez " quand on frappa à sa porte. On lui apportait un pli, oui comme au XVIIIe siècle, une feuille de papier vélin pliée en 3. Il ne manquait que le sceau en cire.
Elle demanda au réceptionniste qui lui avait remis, mais bien sûr il n'avait vu que le billet déposé sur le comptoir de l'entrée.
" Encore un jeu de piste " mais que disait le billet ?
" RV au 74 rue du pas de la Mule ce jour à 17.15. " Une écriture en pattes de mouche, presque illisible mais pourtant Rebecca n'eut aucun doute, c'était bien à elle que ce billet était destiné, et le peu de mots étaient clairs.
Elle prit son sac, son carnet et son stylo, et fonça vers la gare.
 
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Bien des années auparavant, notre Lord Williams aurait été jalousé par son cousin le chevalier d'Eon. Apprêté, dans ses plus beaux atours afin de mener à bien les missions les plus délicates, il n'hésitait pas à se travestir surtout lorsqu'il était en " visite-mission " à Paris, la si belle capitale française. Il aimait ce, je ne sais quoi qui le métamorphosait en prince Dandy.
 
Bien évidemment sa couverture lui permettait toutes les excentricités. Vendre des emplacements et gadgets publicitaires, rien de plus facile pour attirer les mondains.
Il organisait de somptueuses fêtes dans des milieux insolites, aux goûts de paradis artificiels, souvent superficiels, mais c'était là, entre la fascination stupide et l'incompréhension de l'artiste créateur et les confidences sur l'oreiller, oui bien là, dans l'antre de la provocation que les langues commençaient à se délier.
Lord Williams, usurpateur de génie, jubilait et n'avait rien à envier à son cher cousin ; ses traits fins et son allure androgyne lui servaient à ravir. Sa dernière mise en scène dans les coulisses de l'Opéra lui avait permis de revêtir la merveilleuse robe incrustée de diamants de son ancêtre.
 

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Non, décidément les histoires de travesti n'étaient pas son fort ! Jolio évita d'entrée dans le hall de l'opéra Bastille. Les rues de Paris sentaient la peur depuis de longs mois et le robocop de Tagine Pirate ne rassurait personne ! Surtout pas Jolio Ricci, un peintre de rue né au Venezuela quand Chavez avait encore la côte. Côté au palmarès parade de l'Art-Street et de ses revues branchées, il éprouvait de plus en plus de mal à se laisser porter par ses bombes colorées et ses pinceaux magiques. Il en redoutait de plus cruelles et son imagination virait champ de mines. C'était pour cette principale raison qu'il s'était laissé glisser jusqu'à la rue du Pas de la Mule, au numéro74. Il n'avait jamais osé s'y rendre auparavant, mais quand l'inspiration sensible semblait en panne, il fallait bien se résoudre à consulter les réparateurs de gamberges.
Une fois la porte ouverte, le latino pénétra dans une curieuse échoppe. Des kilomètres d'étagères se partageaient les murs et supportaient des dizaines de boîtes de cartons sombres où trônaient des étiquettes datant de la gloire des magasins Felix Potin.
D'un regard circulaire, l'artiste identifia quelques mots tracés minutieusement sur chaque étiquette. Décors, intrigues, palettes de personnages, univers romanesques, psychologie des personnages, villes ou autres lieux, intimités en tout genre…
Tout cela semblait étrange et s'avançant par la droite de la boutique, une autre série de classeurs en bois lui proposa les 5 sens, des verbes d'action, des situations de départ, enfin la plus grande des boîtes portait l'étiquette géante " éléments perturbatoires ! " Ricci s'étonna de plus belle lorsque la voix d'un homme dissimulé derrière un grand comptoir l'apostropha…
- Vous trouverez tout ce qui vous convient pour faire redémarrer l'inspiration défaillante… N'hésitez pas et mon catalogue vous donnera les prix…. On peut aussi choisir un pourcentage me revenant sur vos futurs droits d'auteur, j'ai confiance…
Le peintre s'était rapproché, et maintenant il se planta au-dessus du vieillard aux longs cheveux blonds vêtu d'une blouse grise.
La voix poursuivit :
- J'ai créé la boutique avec un vieux fond scolaire datant des hussards noirs de la République… Genre, sujet, verbe, complément, explications de texte etc.… Mais comme vous sentez la peinture, je pense que vous ne trouverez rien ici pour votre art ou peut-être si, " description de personnages…. "
Quand le latino quitta la boutique, il ignorait encore que son propriétaire avait raté l'Académie à une voix près ! Il ne pouvait deviner qu'il venait de découvrir un ancien prix Goncourt quasi centenaire. Rejoignant une rue passante, il croisa une patrouille de parachutistes armés jusqu'aux dents et il se dit que l'offre marchande avait bien changée en ville !
Le vieux lui avait donné un vieux carnet rouge qui aurait appartenu à Oscar Wilde mais Jolio n'y croyait guère.
 
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Dans la boutique du 74 rue du Pas de la Mule, Lord Diary découvrit une belle collection d'inducteurs pour aider les écrivains en panne. Le vieux propriétaire était myope, une garantie évidente pour qu'il ne puisse pas décrire ses clients.
La boutique n'avait pas d'âge. Meublée et décorée au fil du temps, parfois incertain. Rien ne laissait paraître que son rôle premier était un repaire où l'on organisait des rendez-vous secrets, c'était un lieu insolite, si cher à Williams.
Mais alors comment reconnaître celui ou celle qui repartirait avec le joyeux écarlate ?
Chaque visiteur détenait un code secret à huit chiffres correspondant à la date d'un évènement précis indiqué dans leurs petits carnets rouges respectifs.
À l'annonce du code, le vieux complice activait le mécanisme en poussant vers la droite le dernier petit carnet rouge de la pile, l'étagère s'ouvrait, un vieil escalier de pierre menait à un souterrain qui dans la pénombre laissait percevoir l'entrée des caves de l'ancien château des Tournelles, la demeure du roi Henri II durant la Renaissance.
 
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Juillet 2006. Assis dans le dernier wagon du métropolitain parisien, Stanislas consultait minutieusement un carnet. Page par page, il cheminait entre notes et textes. " My God ! " s'exclama-t-il un peu fort. De caractère timide, il cacha son visage en remontant ses lunettes de vue.
" Bien sûr ! " s'exclama-t-il à nouveau, mais cette fois plus discrètement et dans la langue commune. Maîtrisant trois langues très couramment, il se faisait un devoir de discuter et même de rêver unisson avec les personnes rencontrées.
Il avait été choisi par les services secrets britanniques pour cette faculté d'absorption des lieux, des gens, des évènements. Il était doté d'une mémoire infaillible et d'une capacité analytique hors norme.
Mais que venait faire le nom de William Diary sur le carnet qu'il venait de ramasser dans le couloir de la station Châtelet ? Ce petit carnet rouge appartenait apparemment à une mademoiselle ou Madame Rebecca, un journal intime apparemment, car dès les premières phrases, un " moi Rébecca " ponctuait le début de chaque page comme un credo ou une confession.
Dérangé par trop de confidence, Stanislas était sur le point de refermer l'ouvrage mais trahi par sa curiosité légendaire muée en déformation professionnelle, elle l'amena au nom, une sorte de trace, d'indice de celui qu'il devait retrouver et suivre discrètement. D'ailleurs, cette nouvelle mission n'était pas très claire. Secret de polichinelle ou pas, sa profession lui imposait de poser beaucoup de questions lors de ces enquêtes mais pas à sa hiérarchie, rien que des instructions, suivre Lord William Diary.
 
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En suivant le bord de Seine rendu aux piétons par la municipalité de Madame Hidalgo, Jolio Ricci fureta un instant dans les étalages des bouquinistes. Certaines boîtes vertes affichaient leurs spécialités. Dans l'une, Boris Vian crachait toujours sur les tombes, dans une autre, Paul Verlaine regardait le Pont Mirabeau et sa robe métallique, quant à Jean Cocteau, c'était " Enfants terribles ", " Parents terribles " qui remplissaient toute une étagère. Un autre vendeur déclinait le monde Nazi en trente volumes, quant à son voisin, il vendait le Premier Empire et ses déclinaisons aux badauds de passage avec quelques croûtes de la Tour Eiffel. Certains livres n'avaient plus d'âge et Ricci s'aperçut que des collectionneurs de journaux intimes venaient sans doute de vendre un joli stock de petits carnets rouges, même si la couleur ou la texture du papier attestaient d'un vieillissement certain. Soudain amusé, l'artiste sud-américain proposa le carnet offert par le boutiquier du Pas de la Mule au propriétaire de la boîte 74, Quai de l'Hôtel de Ville.
- On dirait qu'il appartient à la collection que j'ai achetée à un vieil Anglais tout droit sorti d'un album de Blake et Mortimer… Faites voir.
Ricci lui tendit le carnet et le bonhomme le feuilleta.
- Encore une signature, Rebecca… Et tous ces mots comme des énigmes. Certaines phrases sont maladroites, écrites dans un français approximatif. Parfois des phrases sont en anglais.
Le peintre ne comprenait rien et reçut soixante-quatorze Euros pour un carnet presque plein qu'il n'avait pas payé ! Sans s'éloigner, il vit alors le bouquiniste glisser sa dernière acquisition entre deux autres carnets rouges, respectant un ordre que lui seul connaissait. Il y avait là 74 carnets et tous portaient le nom de Rebecca.
Sans le voir, à cet instant précis, le bus 74 s'immobilisa dans un grand bruit de freins, le latino s'était engagé dans la chaussée d'une manière trop hative…
 
novembre 2016