ALAIN
BELLET / La
frontière garde le possible, devrait le protéger de l’invasif, hélas, elle
bloque aussi l’étrange, le neuf, l’inconnu. Comment conserver et
s’enrichir ? Comment se rassurer dans l’ouverture ? Je surveille mes
frontières avec attention le plus souvent. Celle du langage en premier lieu,
chasse aux lieux communs, au tic de langue, à la facilité. La langue est la
plus belle des frontières naturelles, elle est le passage indiqué pour la
réception des idées, des connaissances, elle est confrontations et échanges. Et
avec le temps se dressent d’autres frontières.
Celle du temps qui passe et qui distille l’essentiel, loin des pertes et
des lassitudes. Le
temps se compte à l’aune de la barrière de l’avant et de l’après. Entre les
années de plus et les années de moins, la frontière s’avère mortifère.
Frontière encore que celle de l’intimité ; du jardin secret, du potager de
sa tête, du filet protecteur que l’on tend parfois sans qu’il ne paraisse, dans
la plus grande invisibilité. Je me livre, mais ne délivre pas de codes
d’entrée, je joue l’ouverture mais pensez, le blockhaus est solide ; aux
barrières du quant à soi, la garde est redoublée, relevée, changée. Sa
frontière se résume finalement à son propre territoire, réel ou symbolique,
affiché ou secret. On passe, on ne passe pas, c’est selon le douanier qui
squatte notre conscience, notre volonté, notre terre de survie. Repos, la
douane, repos, laisse entrer. L’autre est toujours là, immobile devant la
barrière, avec les fleurs ou le char d’assaut, la bonne bouteille ou un trop
plein d’acidité… Être ou ne pas être verrouillé ? Passer ou se trouver
bloqué ? Sous nos propres barbelés des échappées vagabondent… Des images, des mots, des regards, des
sentis, s’échappent. Alors ma liberté repousse ma frontière d’un revers de
main, avec ses portes, ses verrous, ses cadenas et ses codes secrets. J’avance
et fais grandir mon territoire, j’avance et j’arrive chez moi, ce no man’s land
que personne n’a colonisé, cette friche où de la vie reste à inventer,
c’est-à-dire à écrire pour les frontaliers de mes amis sillonnant volontiers
des chemins buissonniers.