- L'air du temps
- Direction littéraire et rewritting, Alain
Bellet
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- La rue immense s'ouvrait devant
le Baron : une droite rectiligne et parfaite de cinq
kilomètres, c'était Lafayette traversant
l'océan, non, c'était Paris et ses percées
haussmaniennes. Il semblait médusé.
- " Où est mon palais ?
Où sont mes carrosses ? C'est bal masqué ! " Telle
une marionnette défraîchie, l'homme arpentait le pont
au-dessus du canal, hébété, grelottant,
habillé de guêtres, coiffé de grandes plumes
effilochées. Il avait fière allure quand même,
mais le velours râpé de sa veste, sa côte en
lambeaux, ses dentelles trouées disaient qu'il venait d'un
Paris disparu depuis des sièclesŠ
- Il s'était trompé
d'époque, manifestement. Et il puait le varech. Il avait
beau scruter sa longue vue. Il était perdu. " J'ai
rêvé d'un naufrage et me voici perchéŠ. " Une
moto vrombrit, couvrant ses murmures.
-
- Son visage se figea. Une peur
inouïe tira ses traits, bloquait ses membres. Son regard
s'était comme arrêté au-delà de
l'imaginable.
- Tout devait lui être
hostile, l'allure des passants, les nuisances sonores d'une
poignée d'adolescents passant à sa portéeŠLa
pétarade s'éloigna enfin et la rue matinale
recouvrit un bref instant de silence. Le corps de l'étrange
personnage se remit à bouger, et peu à peu il reprit
sa marche.
- Il me plaisait de l'observer
depuis la fenêtre où je fumais, à l'abri des
reproches de tous les intégristes des croisades
anti-tabagiques qui me harcelaient sans cesse de leurs reproches
appuyés.
- Dehors, il ne fumait pas lui,
d'ailleurs, connaissait-il l'existence de la cigarette, j'en
doutais.
- L'étrange silhouette
vert-de-grisée s'éloignait maintenant et,
amusée par cet insolite spectacle, je me précipitai,
dévalai les deux étages et arrivai sur le trottoir
au moment précis où l'homme qui m'intriguait
disparut dans la première rue rencontrée sur sa
droite.
- La ville me happait comme de
coutume, tumultueuse, énergique. Des cafés
s'échappaient de doux rires, des bribes de discussions sur
notre siècle, de la musique en boucle. Je me sentais
précipitée, bien malgré moi, vers une
hypothétique nouvelle rencontre.
- Ma réclusion de femme
célibataire me pesait et en même temps, l'idée
de quitter ce confort égocentrique, douillet, ne me
déplaisait pas.
- Mais, où était-il
passé, l'insolite inconnu, cette apparition tout droit
venue d'un autre siècle. Etait-il perdu ?
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- " Le temps me permet la
réflexion sur notre époque et notre époque
peut à loisir interroger le temps passé, en
réalité, le présent n'existe que par l'hier,
l'autrefois, l'ancienŠ Imaginez vous un instant privé
d'hier, comment pourriez-vous nourrir l'idée de votre
devenir ? Comment pourrait-on jauger d'un changement, d'une
mutation, d'une avancée ou d'un recul ? "
-
- Une fois de plus, Arthur Lampais
venait d'aborder sa marotte préférée devant
un parterre d'étudiants assoupis, guère
décidés à le comprendre et à le
suivre.
- Lampais avait depuis longtemps
déclaré la guerre aux apôtres de
l'immédiateté, du temps présent, et à
ceux d'une modernité tapageuse qui primerait sur
tout.
- Soudain, son regard incendiaire
se braqua sur une jeune fille outrageusement maquillée
installée au premier rang de l'amphithéâtre.
Elle semblait sortir d'un livre d'histoire, c'était Madame
Rolland, debout dans sa charrette, en route pour
l'échafaud. Et le grand type échevelé,
là-bas, c'était Danton dans sa grande gloire d'homme
de pouvoir ? Mais non, un simple jeune homme en ombre chinoise,
une sorte de réplique d'un corps désarticulé,
projeté dans un monde d'objets et de machines à
maîtriser, plus intelligentes et plus pernicieuses que lui,
malgré toutes ses tentatives de séduction.
- Tout en continuant
d'asséner son discours préféré, le
professeur d'histoire s'amusait d'une façon presque
systématique à attribuer des identités
disparues à l'assemblée de potaches qui tentait de
l'écouter intelligemment. Le grand black du
quatrième rang ressemblait à Toussaint Louverture,
mais l'air d'Haïti manquait visiblement pour aérer son
imagination déferlante. Madame Sans Gêne baillait
d'aise dans le fond de la salle et la Veuve De Gaulle ouvrit
soudain la lourde porte de l'amphithéâtre. La
concierge de l'université interpella l'orateur :
- - Monsieur Lampais,
pardonnez-moiŠ On vient de me signaler qu'une des pièces de
votre collection a disparu de la bibliothèque dans la
matinéeŠ
- L'historien l'assassina d'un
regard mauvais. " Une pièce, pauvre cloche, su tu savais le
pouvoir qui est le mienŠ "
- L'Yvonne de service abandonna le
navire au moment précis où Madame Rolland gloussait,
la main d'un impertinent posé sur sa cuisseŠ
- La grande horloge marquait la fin
du cours. Midi. La fin du supplice pour la majorité des
jeunes gens qui s'égaillèrent dans la cour de la
Sorbonne, sans un regard pour Pasteur et Hugo, assis à
demeure à quelques pas de la chapelle. Comme en
apnée, Lampais fendit la foule et gagna la rue Victor
Cousin au plus vite. " Où le trouver ? " se disait-il, en
traversant le square Paul Painlevé à toutes jambes.
Son fantôme préféré avait pris le large
et mille dangers pouvaient s'offrir à lui dans cette ville
tentaculaire où un chamelier ne pourrait retrouver son
dromadaireŠ
-
- Une fois dans le métro,
Arthur Lampais descendit à la gare d'Austerlitz sans
même penser à Bonaparte et emprunta la ligne
Numéro cinq pour descendre à République pour
un curieux enchaînement chronologique s'imposant par
réflexe.
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- Tout en suivant l'espèce
d'emplumé étrange façon mousquetaire qui
avait maintenant adopté un rythme de croisière, je
traversai le quartier attaché au souvenir de Paul. Soudain,
passant devant la vitrine d'un bar, je le vis, attablé,,
par hasard. Il était là, vieilli, l'air disponible !
J'oubliai sans réfléchir la silhouette que je venais
de suivre et pénétrai dans le bistrot,
troublée. Après de biens curieuses retrouvailles,
face à face au-dessus de nos tasses de café
refroidi, le cendrier plein, cernés de volutes, nous
parlions de notre histoire. Un beau soleil d'après-midi
éclairait la ville, comme pour gommer les moments sombres
de nos vies. Il me regardait, souriait, s'amusait.
- - Je vais te dire, Roseline,
j'avais décidé de prendre mon vélo pour aller
te voir, je me souviens bien, je ne t'avais pas vue depuis
longtemps. Mes poches étaient lourdes, un
kaléidoscope d'impressions mélangées s'y
remuait. Ton parfum, Roseline, ton parfum, doux et musqué
ressemblait à la campagne que je traversais alors...
- Tes yeux, ton regard vif et tes
rires enivrants m'avaient aidés à gravir le chemin
qui me séparait de toi... Je me souviens que je ne
comprenais pas trop ce curieux rendez-vous à la campagne,
toi qui adore la ville, ton Paris légendaireŠ
-
- Je regardais Paul. Il parlait,
parlait sans cesse. L'aimais-je encore ? Sans doute pour boire
ainsi son regard si vif, si enjoué qui m'avalait tout
entière. Il continua :
- Soudain, ma roue se voila, et me
voici assis sur le bord de la route, attendant un sauveur qui me
ramènerait auprès d'un dépanneur cycliste.
Quelques minutes sont passées et un conducteur de tracteur
s'arrêta net et me proposa de m'aiderŠ Je me retrouvais sans
le savoir avec l'oncle de ma dulcinée jusqu'au moment
où nous étions arrivés devant la fermeŠ Tu
étais là, face à moiŠ
- Je me souvenais. Une fois encore,
le destin s'en était mêlé. Destin
obstiné, qui nous avait fait nous rencontrer deux fois
à trois mois d'intervalle, sans même nous
reconnaître.
- Je coupai Paul et me mis soudain
à raconter notre première rencontre :
- - La première fois,
c'était dans la rue. Tu étais saoul, et tu m'avais
abordé. Tu t'amusais à me draguer, d'autant plus que
je refusaisŠ
- - Ouais, jusqu'à ce que tu
te fâches ! Tu m'avais parlé de ton mari Corse d'une
drôle de voix, tu sais avec le genre d'intonation que
s'efforcent de prendre les jeunes filles élevées
dans les beaux quartiers.
- Je le trouvais toujours aussi
beau ! J'enchaînai :
- - Je me rappelle, je te trouvais
drôle et surtout très sexy, mais tu étais un
voyou, un gars des faubourgs, d'ailleurs, tu étais saoul
comme un cochon ! C'était impossible qu'il existe quelque
chose entre nousŠ
- La deuxième rencontre a eu
lieu dans une librairie.
- Un séduisant jeune homme
m'avait bousculée, puis il s'en était excusé
si gentiment que je lui avais souri, indulgente. Nos regards
s'étaient déjà vissés l'un à
l'autre, tandis que tu me parlais littérature pour me
retenir jusqu'à me demander mon numéro de
téléphoneŠ
- - Tu ne pouvais pas donner ton
numéro à un inconnu ! Alors c'est toi qui a
noté le mien, le c¦ur battant, mais la conscience
fâchée. C'était une folie !
-
- Je me souvenais avec
précision que j'avais résisté trois jours
avant de t'appeler pour aller boire un café un
après-midi au LuxembourgŠ
- - Exact, ajouta Paul. Je suis
arrivé en vélo et je t'ai emmenée sur mon
porte-bagages.
-
- Il m'avait séduite en
douceur lors de cette promenade dans les jardins parfumés,
je m'étais laissée enivrer, docileŠ
-
- Pendant près de deux
heures Paul et moi avions évoqué ensemble des choses
que je n'avais jamais pu oublier. Soudain, des larmes
coulèrent sur mes joues et Paul s'en rendit compte.
- - Pourquoi pleurer, maintenant
?
- - Pourquoi n'es-tu pas venu au
café ? lui demandai-je, émue.
-
- C'était il y près
de quinze ans, on ne s'est pas revu, depuisŠ Je me souviens
être venue dans ce bar, semaine après semaine, je
n'avais pas ton adresse, ton téléphone était
coupéŠ
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- La statue des frères
Morice accueillit Arthur Lampais au sortir de la station de
métro. Il arpentait maintenant la place de la
République sans réellement savoir pourquoi il avait
choisi cette destination. De grands bus touristiques encadraient
le symbole républicain refait à neuf dans sa belle
robe de bronze étincelant. Tati avait disparu et le magasin
Habitat semblait tendre ses vitrines aux badauds
dés¦uvrés. Boutiques et grandes brasseries
guettaient l'hésitant et l'historien entra aux Foli'es, le
confortable bistrot de l'Holliday ' In, où plusieurs
clients sirotaient leur demi en l'attente d'un rendez-vous. Lampe
était consterné, n'ayant aucun moyen de pouvoir
retrouver la fameuse pièce qui avait disparu !
- La nuit tombait lorsqu'il gagna
les rives du canal Saint-Martin, de plus en plus soucieux, inquiet
du sort du fuyard.
- Les eaux noires dessinaient de
curieuses arabesques et quelques jeunes gens passaient à
côté de lui, insouciants. " La pièce ! Tu
parles d'une pièce ! " murmurait-il, planté
maintenant sur le pont qu'Arletty et Jouvet avaient rendu
célèbre.
-
- Soudain, une idée
incongrue illumina le visage de l'historien. " L'hôpital
Saint-Louis ! C'était là qu'il aimait aller jadis
pour apprendreŠ Peut-être en a-t-il trouvé le chemin
malgré les transformations urbaines ? "
- Quelques instants plus tard,
Arthur Lampais s'installa sur l'un des bancs de pierre du
quadrilatère de Saint-Louis, prêt à y demeurer
un long moment.
-
- Le vieil homme était
passé quelques instants auparavant sous mes fenêtres
et j'avais reconnu sans hésiter l'historien qui m'avait
passionné, un soir d'hiver dans un débat
proposé par Arte.
- Que faisait-il dans mon quartier
? Y habitait-il ?
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-
- Je quittai Paul, fatiguée
d'émotion, cette rencontre avec mon passé toujours
pas encore guérie, mais il faut bien s'atteler à la
tâche. Je pris le métro pour rentrer chez moi,
c'était le plus pratique. J'eus de la chance de trouver une
place assise dans un coin. Je fermais les yeux, et je ne pus
empêcher mon cerveau de marcher avec ma mémoire ! "
C'est vrai, qu'est-ce qu'il était beau, l'animal ! Mais
comme source de problème, il se pose là, lui ! Une
des rares fois où j'ai eu l'idée de prendre de ses
nouvelles, il a fallu que ce soit moi qui lui sauve la vieŠ
L'accidentŠ Maintenant que je sais ce qu'il s'est vraiment
passé... J'aurais pu me rendre compte que ces vacances un
peu longues à chaque fois, comme à
répétitionŠ
- C'était que
l'étranger, ce pouvait être un monde que je ne
pouvais connaîtreŠ Finalement, la prison ne l'a pas trop
abîmé, Paul, et en plus ça l'a obligé
à se calmerŠ Pourtant, la moto et sa combinaison de cuir
lui allaient si bien, ce côté grosse moto m'a
toujours fait rireŠ Mais, qu'est-ce qui te manque, qu'est-ce que
tu veux prouverŠ ? Mes questions d'alors, tu n'es pas si
bête que ça, Paul, mon PaulŠ Tu a toujours su aller
chercher en moi ce côté infirmière qui sort si
facilement. Bon, à chacun ses poupées, finalementŠ
Heureusement que j'étais là pour cet accident,
l'emmener à l'hôpital, sortir ma carte de
sécurité sociale, et ainsi de suite, je ne sais si
j'aurais encore envie de vivre ça, il n'y a aucun retourŠ
Et ses copains, une bande de bras cassés, heureusement, ils
n'étaient pas dangereux, z'étaient trop
bêtesŠ
-
- Mais pourquoi je l'avais
appelé à ce moment-là ? Et qu'est-ce que je
vais faire maintenant ? Le revoir ou pas ? Vraiment, je suis trop
fatiguée pour y penser maintenantŠ "
- Descendant de la rame, je montais
les escaliers pour rejoindre l'extérieur du métro et
ma tête bourdonnait de mille questions.
-
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- En reprenant mon chemin pour
aller chez moi, je tombais sur l'une de mes voisines,
Marie-Christine. On se croisait souvent et j'aimais sa joie de
vivre. Elle attendait son fils devant l'école
élémentaire du quartier.
- - Plus qu'un quart d'heure
à attendreŠ Julien a passé toute sa journée
à l'écoleŠ Il y apprend une multitude de choses.
Vous savez, Roseline, sa maîtresse est une femme formidable,
elle est très pédagogue.
- Son fils était toujours
très heureux de voir sa mère, devant l'école.
" Ta Maman, c'est la plus belle ! " lui disaient ses copainsŠ Et
là, je voyais bien sa fierté de garçon
parlant déjà pour lui.
- Pourtant, avec toutes ses
qualités, Marie-Christine n'avait pas une
présentation très avenante. J'aurais bien
aimé l'aider, certaines fois, en la conseillant : non, pas
cette couleur avec votre chevelure, non, pas cette forme avec
votre corpulence ! Elle dégageait une telle énergie
!
- - Mon fils Julien a beaucoup de
difficulté en ce moment pour se sentir à l'aise avec
qui que ce soit. Les histoires avec son père qui ne fait
pas assez attention à lui, le départ
définitif de sa petite copine de classe pour
l'étranger.
-
- Ma voisine était bavarde.
Elle continuait sa tirade, m'obligeant à rester à
ses côtés quelques minutes de plus.
- - Que c'est étrange,
l'étranger ! On se retrouve dans un autre univers, plein de
nouvelles senteurs, d'arômes, de personnages qui vous
semblent tous déguisés avec leurs djellabas, leurs
babouchesŠ
- Soudain, les enfants se
précipitèrent dehors en braillant. Le petit Julien
avait beaucoup grandi depuis notre dernière rencontre.
Marie-Christine se précipita vers lui et l'embrassa
tendrement. Moi, j'avais le c¦ur serré, ne pouvant
détacher mon regard de ce tendre duo et je me sentis bien
seule.
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- - Plus qu'un quart d'heure !
marmonna un vieil homme, chevrotant, trottinant, sa silhouette
frêle et agitée semblait suspendue au-dessus du
canal. Au milieu de la passerelle, il s'arrêta brusquement
et se mit à tourner en vrille sur lui-même, comme une
toupie. Perdu, isolée, son attention soudain
accaparée par une mouette qui allait se poser sur l'eauŠ Il
se pencha, et vit son image se mélanger à celle de
l'oiseau dans le scintillement de mille bulles de lumière,
mille petits soleil.
- - C'est beau !
Admira-t-il.
-
- Hélas, une silhouette
sombre surgit, venant brouiller sa belle image avec l'oiseau.
Furieux, il se redressa :
- - Partez ! Ordonna-t-il à
l'homme étrange, planté à côté
de lui. Il portait un grand chapeau à plumes, une
côte vert-de-grisée râpée et de grandes
chausses à boucles.
- - Vous vous croyez au carnaval,
Monsieur ? Maugréa le vieil homme. Vous êtes ridicule
et vous sentez très mauvais. Partez !
- L'empanaché sourit et,
portant bas son chapeau, il le salua.
- - Excusez-moi, Monsieur, je me
suis perduŠ Quelle année sommes-nous ? Où
sommes-nous ?
- Une lueur de mémoire passa
alors dans le regard du vieil homme.
- - Dans un quart d'heure, c'est
l'heure de mon feuilleton, j'allais l'oublier ! Auriez-vous une
télévision, Monsieur ?
- L'empanaché fort
emplumé considéra cet homme aux pieds nus dans le
crépuscule avec amusement. Il brandissait à la main
un petit journal appelé Télérama. L'intrus
s'étonna :
- - Qu'entendez-vous par
télévision, cher ami ?
- Excité, l'autre
répondit :
- - Ils voulaient m'emmenerŠ Ils
disaient que j'avais tué JosyŠ Ils ne voulaient pas que je
regarde mon feuilleton. Je me suis enfuiŠ
- Une moto vrombit le long du
canal, se dirigeant vers la passerelle.
- - Je le reconnais,
celui-là, s'écria l'homme empanaché. Il m'a
bousculé dans un bruit épouvantableŠ Il a perdu
ceciŠ Il vient sans doute le rechercherŠ Il mérite un
soufflet pour son impertinence !
- En parlant, il sortit un couteau
ensanglanté de sa basque.
- Le motard fonçait
effectivement tout droit dans leur direction et s'arrêta
brusquement à hauteur du vieil homme aux pieds nus et au
regard vide. Il s'énervait :
- - Papa ! ôtant son casque,
il ajouta : Papa ! C'est moi, Paul ! On te cherche partout
!
- Le vieil amnésique nia
énergiquement :
- - Je ne vous connais pas, jeune
homme !
- - Moi, si ! Affirma
l'empanaché. Vous m'avez bousculé et vous avez perdu
ceci.
-
- Brusquement, il brandit la lame
ensanglantéeŠ
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- La nuit était
tombée et je n'avais pas encore mangé.
J'étais trop énervée pour ranger ma maison
avant de cuisiner. Le désordre ambiant de quelques jours de
laisser-aller ressemblait trop à cette journée
étonnante où le passé et le présent
s'étaient emboîtés dans un hasard du temps
croisé et des rencontres non opportunes. " Pourquoi Paul,
aujourd'hui, bien qu'il m'ait souvent accompagné dans mes
moments de nostalgie, des télescopages du temps souvent
très douloureux mais porteurs de sens et d'avenir, pour
moiŠ "
- Mes réflexions m'amenaient
à d'autres questions. Pourquoi, d'instinct avoir suivi
cette silhouette, cet homme étrange, tant
décalé ? Sa tenue presque grotesque, il me faisait
penser à une girouetteŠ Malmené par mes
contemporains, le souvenir de cette curieuse vision
m'inquiétait et me rassurait, tout à la fois.
-
- La tête chargée de
questions toutes centrées sur Paul, je ne pouvais dormir et
m'habillais à la hâte. J'étais excitée
comme une puce, tout tournait autour de Paul, mon Paul, le
passé, notre rencontre de cet après-midi. Je ne
pouvais arrêter mes pensées, je pleurais, puis je
riais au hasard des images, des émotions qui se
bousculaient en cascade et me bouleversaient. Je ne pouvais
arrêter ce flot de souvenir et surtout, tout se
mélangeait. Une bouillie mélodramatique
m'anesthésiait au point de ne plus savoir si je l'aimais
encore. Il fallait que je sorte, que je plonge dans d'autres
images, pour oublier, pour arrêter ce tourbillonnement de
folieŠ
- La nuit a toujours
été mon inspiratrice, j'attrapai d'une main mes
clés, de l'autre mon appareil photo et je dévalai
l'escalier droit dans la nuit. Jje sortis de chez moi et gagnai le
quartier du canal
-
- Lovée dans ma ville, je me
calmais, ravie par les lumières en chapelet des
réverbères qui s'étalaient jusqu'aux quais.
Je cliquais à tout va, m'étourdissais d'images. Je
me retrouvais sur le pont du canal où je m'assis, suspendue
entre l'eau scintillante et le ciel étoilé. De
là, tout était possible, je repensais à Paul
avec ferveur.
- C'est cela l'amour, rien ne peut
nous séparerŠ Je décidais d'y croire.
- Cette fois-ci je ne fuirais plus,
je ne me découragerais plus. J'étais calmée
et je décidai de rentrer en allumant une cigarette.
J'allais me lever lorsque j'entendis quelqu'un parler à
voix hauteŠ
-
- Je sortis de la pénombre
et m'approchai de l'homme que je tentai d'écouter,
plusieurs minutes de suite.
- Arthur Lampais semblait
affligé. La fatigue lui tirait les traits et une curieuse
nervosité l'agitait de toutes parts. J'osai :
- - Je vous écoutais,
MonsieurŠ Vous parliez de l'apparition, n'est ce pas ?
- - C'est un être d'hierŠ
Tantôt il dort, raide comme une statue de bronze dans la
bibliothèque de la Sorbonne, tantôt il
s'échappe et va sentir à sa façon la villeŠ
Les autres font de mêmeŠ
- - Les autres ?
- - J'ai réussi à
sauver une dizaine de créatures dans son genreŠ
Heureusement, elles ne s'échappent pas toutes au même
moment ! Je crois les avoir apprivoisées mais en
réalité, ce sont-elles qui rythment ma vie, mes
engagements, mes croyancesŠ
-
- Le vieux professeur d'histoire se
tut un instant, puis il reprit :
- - Mais pourquoi Dieu a
donné à cet homme la possibilité de se
promener dans le temps ? C'est vrai que l'époque dans
laquelle il vivait était encore très rude, on y
tuait pour un rien, et l'on y mourait encore plus facilement. Et
lui, grand humaniste, malgré les temps qui sont
passés, il a pu empêcher des tueries d'avoir lieu
pour l'amusement de quelques grands seigneursŠ Il a sauvé
un grand nombre de gens grâce à ses connaissances de
médecine, et il a utilisé une bonne partie de sa
fortune pour en nourrir d'autres. Il disait qu'il utilisait sa
susceptibilité que pour les imbéciles qui ne
servaient à rien, où ceux qui auraient pu faire trop
de mal. Mais quelle chance, il a eue, d'être comblé
par toutes ses conquêtes, avec des fruits, tout cela lui
paraissait tellement normal et certains coureurs de jupons de nos
jours feraient bien de se retourner sur l'histoireŠ
- Pourtant, certaines fois, je me
suis demandé si je ne rêvais pas quand il
questionnait : mais pourquoi êtes-vous si pressé dans
la vie maintenant ?
-
- Se taisant maintenant, la
tête dans ses pensées, Arthur Lampais
s'éloigna.
-
- Peu de temps après,
l'emplumé apparut dans le faisceau lumineux d'un
lampadaire. Grâce à la complicité de la nuit
devenue silencieuse et de l'acuité du regard auquel elle
oblige, je redécouvrais l'étrange personnage que
j'avais tenté de suivre plusieurs heures auparavant.
- Nullement effrayée par
l'étrange apparition, je le trouvai plutôt humain et
loin de crier ou de fuir, je m'approchai de celui dont venait de
me parler l'historien.
- Son visage encadré par une
longue perruque bouclée me rappela les pièces de
Molière et je sus spontanément que le temps
s'amusait de nous. Il était venu nous rendre visite,
s'enquérir du devenir des hommes, les comprendre
peut-être, pour rompre la monotonie du néant sans
borne où il végétait.
- - Je vous trouve
particulièrement belle, MadameŠ Permettez-moi de faire
quelques pas en votre compagnieŠ
-
- Comme une énorme
marionnette, il m'emboîta le pas.
- - Vous êtes de votre
siècle et pourtant vous semblez accepter ma présence
comme si j'existais vraimentŠ
- - Mais Monsieur le BaronŠ
- - Laissez mes titres, je sais
qu'ils n'importent guère dans votre siècle
iconoclasteŠ
-
-
- -9-
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-
- En rentrant chez moi,
j'aperçus ma voisine Marie-Christine. Elle était
accompagnée d'un grand et beau jeune homme. C'étaitŠ
Son fils ! Je me suis arrêtée, pleine de stupeur. Le
jeune homme, son fils ? Mais quel âge pouvais-je avoir, moi
? Le temps m'aurait-il filé entre les doigts en quelques
heures ?
- Pour en avoir le c¦ur net je
m'approchai d'eux et leur fis signe de m'attendre. Je traversai la
rue dans leur direction.
- - Marie-Christine, quelle joie de
te revoir ! Me présentes-tu le charmant jeune homme qui
t'accompagne...?
- - Mais enfin, Roseline, c'est
Julien, mon fils ! Tu ne le reconnais pas ?
- Ils m'accompagnèrent un
bout de chemin et s'en allèrent vers le faubourg. Repensant
à cette curieuse rencontre, je restai figée devant
ma porte d'entrée. Je n'en revenais pas. Julien, ce petit
garçon adorable devenu un adulte ! " Ai-je vieilli d'un
coup, moi aussi ? " me demandai-je alors. Le temps se tordait,
revenait, se tordait encore. De qui étais-je devenue le
jouet ?
- Je montai, le c¦ur battant, les
escaliers qui menaient à mon appartement. Mes mains
tremblaient tandis que je tentais d'introduire ma clé dans
la serrure. Si j'avais vieilli, Paul ne voudrait plus de
moiŠ
- Tout en me dirigeant vers le
miroir de ma salle de bains, je touchais mon visage, ma peau
était lisseŠ et douce. Ça me rassurait un peu. Mais
je fermais d'abord les yeux instinctivement quand je tournai
l'interrupteur... Courage, je me dévisageais.
J'étais toujours la même. Je pleurais
d'émotion.
- Soudain, j'eus très chaud.
J'étais en nage. J'allais ouvrir ma fenêtre et une
silhouette attira machinalement mon attention.
- Du trottoir d'en face, le Baron
m'interpella :
- - Voyagez, vous aussi au
gré des siècles, vous avez ce talent
désormais... Cadeau ! Madame !
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