L'air du temps
Direction littéraire et rewritting, Alain Bellet
 
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La rue immense s'ouvrait devant le Baron : une droite rectiligne et parfaite de cinq kilomètres, c'était Lafayette traversant l'océan, non, c'était Paris et ses percées haussmaniennes. Il semblait médusé.
" Où est mon palais ? Où sont mes carrosses ? C'est bal masqué ! " Telle une marionnette défraîchie, l'homme arpentait le pont au-dessus du canal, hébété, grelottant, habillé de guêtres, coiffé de grandes plumes effilochées. Il avait fière allure quand même, mais le velours râpé de sa veste, sa côte en lambeaux, ses dentelles trouées disaient qu'il venait d'un Paris disparu depuis des sièclesŠ
Il s'était trompé d'époque, manifestement. Et il puait le varech. Il avait beau scruter sa longue vue. Il était perdu. " J'ai rêvé d'un naufrage et me voici perchéŠ. " Une moto vrombrit, couvrant ses murmures.
 
Son visage se figea. Une peur inouïe tira ses traits, bloquait ses membres. Son regard s'était comme arrêté au-delà de l'imaginable.
Tout devait lui être hostile, l'allure des passants, les nuisances sonores d'une poignée d'adolescents passant à sa portéeŠLa pétarade s'éloigna enfin et la rue matinale recouvrit un bref instant de silence. Le corps de l'étrange personnage se remit à bouger, et peu à peu il reprit sa marche.
Il me plaisait de l'observer depuis la fenêtre où je fumais, à l'abri des reproches de tous les intégristes des croisades anti-tabagiques qui me harcelaient sans cesse de leurs reproches appuyés.
Dehors, il ne fumait pas lui, d'ailleurs, connaissait-il l'existence de la cigarette, j'en doutais.
L'étrange silhouette vert-de-grisée s'éloignait maintenant et, amusée par cet insolite spectacle, je me précipitai, dévalai les deux étages et arrivai sur le trottoir au moment précis où l'homme qui m'intriguait disparut dans la première rue rencontrée sur sa droite.
La ville me happait comme de coutume, tumultueuse, énergique. Des cafés s'échappaient de doux rires, des bribes de discussions sur notre siècle, de la musique en boucle. Je me sentais précipitée, bien malgré moi, vers une hypothétique nouvelle rencontre.
Ma réclusion de femme célibataire me pesait et en même temps, l'idée de quitter ce confort égocentrique, douillet, ne me déplaisait pas.
Mais, où était-il passé, l'insolite inconnu, cette apparition tout droit venue d'un autre siècle. Etait-il perdu ?
 
 
 
 
 
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" Le temps me permet la réflexion sur notre époque et notre époque peut à loisir interroger le temps passé, en réalité, le présent n'existe que par l'hier, l'autrefois, l'ancienŠ Imaginez vous un instant privé d'hier, comment pourriez-vous nourrir l'idée de votre devenir ? Comment pourrait-on jauger d'un changement, d'une mutation, d'une avancée ou d'un recul ? "
 
Une fois de plus, Arthur Lampais venait d'aborder sa marotte préférée devant un parterre d'étudiants assoupis, guère décidés à le comprendre et à le suivre.
Lampais avait depuis longtemps déclaré la guerre aux apôtres de l'immédiateté, du temps présent, et à ceux d'une modernité tapageuse qui primerait sur tout.
Soudain, son regard incendiaire se braqua sur une jeune fille outrageusement maquillée installée au premier rang de l'amphithéâtre. Elle semblait sortir d'un livre d'histoire, c'était Madame Rolland, debout dans sa charrette, en route pour l'échafaud. Et le grand type échevelé, là-bas, c'était Danton dans sa grande gloire d'homme de pouvoir ? Mais non, un simple jeune homme en ombre chinoise, une sorte de réplique d'un corps désarticulé, projeté dans un monde d'objets et de machines à maîtriser, plus intelligentes et plus pernicieuses que lui, malgré toutes ses tentatives de séduction.
Tout en continuant d'asséner son discours préféré, le professeur d'histoire s'amusait d'une façon presque systématique à attribuer des identités disparues à l'assemblée de potaches qui tentait de l'écouter intelligemment. Le grand black du quatrième rang ressemblait à Toussaint Louverture, mais l'air d'Haïti manquait visiblement pour aérer son imagination déferlante. Madame Sans Gêne baillait d'aise dans le fond de la salle et la Veuve De Gaulle ouvrit soudain la lourde porte de l'amphithéâtre. La concierge de l'université interpella l'orateur :
- Monsieur Lampais, pardonnez-moiŠ On vient de me signaler qu'une des pièces de votre collection a disparu de la bibliothèque dans la matinéeŠ
L'historien l'assassina d'un regard mauvais. " Une pièce, pauvre cloche, su tu savais le pouvoir qui est le mienŠ "
L'Yvonne de service abandonna le navire au moment précis où Madame Rolland gloussait, la main d'un impertinent posé sur sa cuisseŠ
La grande horloge marquait la fin du cours. Midi. La fin du supplice pour la majorité des jeunes gens qui s'égaillèrent dans la cour de la Sorbonne, sans un regard pour Pasteur et Hugo, assis à demeure à quelques pas de la chapelle. Comme en apnée, Lampais fendit la foule et gagna la rue Victor Cousin au plus vite. " Où le trouver ? " se disait-il, en traversant le square Paul Painlevé à toutes jambes. Son fantôme préféré avait pris le large et mille dangers pouvaient s'offrir à lui dans cette ville tentaculaire où un chamelier ne pourrait retrouver son dromadaireŠ
 
Une fois dans le métro, Arthur Lampais descendit à la gare d'Austerlitz sans même penser à Bonaparte et emprunta la ligne Numéro cinq pour descendre à République pour un curieux enchaînement chronologique s'imposant par réflexe.
 
 
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Tout en suivant l'espèce d'emplumé étrange façon mousquetaire qui avait maintenant adopté un rythme de croisière, je traversai le quartier attaché au souvenir de Paul. Soudain, passant devant la vitrine d'un bar, je le vis, attablé,, par hasard. Il était là, vieilli, l'air disponible ! J'oubliai sans réfléchir la silhouette que je venais de suivre et pénétrai dans le bistrot, troublée. Après de biens curieuses retrouvailles, face à face au-dessus de nos tasses de café refroidi, le cendrier plein, cernés de volutes, nous parlions de notre histoire. Un beau soleil d'après-midi éclairait la ville, comme pour gommer les moments sombres de nos vies. Il me regardait, souriait, s'amusait.
- Je vais te dire, Roseline, j'avais décidé de prendre mon vélo pour aller te voir, je me souviens bien, je ne t'avais pas vue depuis longtemps. Mes poches étaient lourdes, un kaléidoscope d'impressions mélangées s'y remuait. Ton parfum, Roseline, ton parfum, doux et musqué ressemblait à la campagne que je traversais alors...
Tes yeux, ton regard vif et tes rires enivrants m'avaient aidés à gravir le chemin qui me séparait de toi... Je me souviens que je ne comprenais pas trop ce curieux rendez-vous à la campagne, toi qui adore la ville, ton Paris légendaireŠ
 
Je regardais Paul. Il parlait, parlait sans cesse. L'aimais-je encore ? Sans doute pour boire ainsi son regard si vif, si enjoué qui m'avalait tout entière. Il continua :
Soudain, ma roue se voila, et me voici assis sur le bord de la route, attendant un sauveur qui me ramènerait auprès d'un dépanneur cycliste. Quelques minutes sont passées et un conducteur de tracteur s'arrêta net et me proposa de m'aiderŠ Je me retrouvais sans le savoir avec l'oncle de ma dulcinée jusqu'au moment où nous étions arrivés devant la fermeŠ Tu étais là, face à moiŠ
Je me souvenais. Une fois encore, le destin s'en était mêlé. Destin obstiné, qui nous avait fait nous rencontrer deux fois à trois mois d'intervalle, sans même nous reconnaître.
Je coupai Paul et me mis soudain à raconter notre première rencontre :
- La première fois, c'était dans la rue. Tu étais saoul, et tu m'avais abordé. Tu t'amusais à me draguer, d'autant plus que je refusaisŠ
- Ouais, jusqu'à ce que tu te fâches ! Tu m'avais parlé de ton mari Corse d'une drôle de voix, tu sais avec le genre d'intonation que s'efforcent de prendre les jeunes filles élevées dans les beaux quartiers.
Je le trouvais toujours aussi beau ! J'enchaînai :
- Je me rappelle, je te trouvais drôle et surtout très sexy, mais tu étais un voyou, un gars des faubourgs, d'ailleurs, tu étais saoul comme un cochon ! C'était impossible qu'il existe quelque chose entre nousŠ
La deuxième rencontre a eu lieu dans une librairie.
Un séduisant jeune homme m'avait bousculée, puis il s'en était excusé si gentiment que je lui avais souri, indulgente. Nos regards s'étaient déjà vissés l'un à l'autre, tandis que tu me parlais littérature pour me retenir jusqu'à me demander mon numéro de téléphoneŠ
- Tu ne pouvais pas donner ton numéro à un inconnu ! Alors c'est toi qui a noté le mien, le c¦ur battant, mais la conscience fâchée. C'était une folie !
 
Je me souvenais avec précision que j'avais résisté trois jours avant de t'appeler pour aller boire un café un après-midi au LuxembourgŠ
- Exact, ajouta Paul. Je suis arrivé en vélo et je t'ai emmenée sur mon porte-bagages.
 
Il m'avait séduite en douceur lors de cette promenade dans les jardins parfumés, je m'étais laissée enivrer, docileŠ
 
Pendant près de deux heures Paul et moi avions évoqué ensemble des choses que je n'avais jamais pu oublier. Soudain, des larmes coulèrent sur mes joues et Paul s'en rendit compte.
- Pourquoi pleurer, maintenant ?
- Pourquoi n'es-tu pas venu au café ? lui demandai-je, émue.
 
C'était il y près de quinze ans, on ne s'est pas revu, depuisŠ Je me souviens être venue dans ce bar, semaine après semaine, je n'avais pas ton adresse, ton téléphone était coupéŠ
 
 
 
 
 
 
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La statue des frères Morice accueillit Arthur Lampais au sortir de la station de métro. Il arpentait maintenant la place de la République sans réellement savoir pourquoi il avait choisi cette destination. De grands bus touristiques encadraient le symbole républicain refait à neuf dans sa belle robe de bronze étincelant. Tati avait disparu et le magasin Habitat semblait tendre ses vitrines aux badauds dés¦uvrés. Boutiques et grandes brasseries guettaient l'hésitant et l'historien entra aux Foli'es, le confortable bistrot de l'Holliday ' In, où plusieurs clients sirotaient leur demi en l'attente d'un rendez-vous. Lampe était consterné, n'ayant aucun moyen de pouvoir retrouver la fameuse pièce qui avait disparu !
La nuit tombait lorsqu'il gagna les rives du canal Saint-Martin, de plus en plus soucieux, inquiet du sort du fuyard.
Les eaux noires dessinaient de curieuses arabesques et quelques jeunes gens passaient à côté de lui, insouciants. " La pièce ! Tu parles d'une pièce ! " murmurait-il, planté maintenant sur le pont qu'Arletty et Jouvet avaient rendu célèbre.
 
Soudain, une idée incongrue illumina le visage de l'historien. " L'hôpital Saint-Louis ! C'était là qu'il aimait aller jadis pour apprendreŠ Peut-être en a-t-il trouvé le chemin malgré les transformations urbaines ? "
Quelques instants plus tard, Arthur Lampais s'installa sur l'un des bancs de pierre du quadrilatère de Saint-Louis, prêt à y demeurer un long moment.
 
Le vieil homme était passé quelques instants auparavant sous mes fenêtres et j'avais reconnu sans hésiter l'historien qui m'avait passionné, un soir d'hiver dans un débat proposé par Arte.
Que faisait-il dans mon quartier ? Y habitait-il ?
 
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Je quittai Paul, fatiguée d'émotion, cette rencontre avec mon passé toujours pas encore guérie, mais il faut bien s'atteler à la tâche. Je pris le métro pour rentrer chez moi, c'était le plus pratique. J'eus de la chance de trouver une place assise dans un coin. Je fermais les yeux, et je ne pus empêcher mon cerveau de marcher avec ma mémoire ! " C'est vrai, qu'est-ce qu'il était beau, l'animal ! Mais comme source de problème, il se pose là, lui ! Une des rares fois où j'ai eu l'idée de prendre de ses nouvelles, il a fallu que ce soit moi qui lui sauve la vieŠ L'accidentŠ Maintenant que je sais ce qu'il s'est vraiment passé... J'aurais pu me rendre compte que ces vacances un peu longues à chaque fois, comme à répétitionŠ
C'était que l'étranger, ce pouvait être un monde que je ne pouvais connaîtreŠ Finalement, la prison ne l'a pas trop abîmé, Paul, et en plus ça l'a obligé à se calmerŠ Pourtant, la moto et sa combinaison de cuir lui allaient si bien, ce côté grosse moto m'a toujours fait rireŠ Mais, qu'est-ce qui te manque, qu'est-ce que tu veux prouverŠ ? Mes questions d'alors, tu n'es pas si bête que ça, Paul, mon PaulŠ Tu a toujours su aller chercher en moi ce côté infirmière qui sort si facilement. Bon, à chacun ses poupées, finalementŠ Heureusement que j'étais là pour cet accident, l'emmener à l'hôpital, sortir ma carte de sécurité sociale, et ainsi de suite, je ne sais si j'aurais encore envie de vivre ça, il n'y a aucun retourŠ Et ses copains, une bande de bras cassés, heureusement, ils n'étaient pas dangereux, z'étaient trop bêtesŠ
 
Mais pourquoi je l'avais appelé à ce moment-là ? Et qu'est-ce que je vais faire maintenant ? Le revoir ou pas ? Vraiment, je suis trop fatiguée pour y penser maintenantŠ "
Descendant de la rame, je montais les escaliers pour rejoindre l'extérieur du métro et ma tête bourdonnait de mille questions.
 
 
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En reprenant mon chemin pour aller chez moi, je tombais sur l'une de mes voisines, Marie-Christine. On se croisait souvent et j'aimais sa joie de vivre. Elle attendait son fils devant l'école élémentaire du quartier.
- Plus qu'un quart d'heure à attendreŠ Julien a passé toute sa journée à l'écoleŠ Il y apprend une multitude de choses. Vous savez, Roseline, sa maîtresse est une femme formidable, elle est très pédagogue.
Son fils était toujours très heureux de voir sa mère, devant l'école. " Ta Maman, c'est la plus belle ! " lui disaient ses copainsŠ Et là, je voyais bien sa fierté de garçon parlant déjà pour lui.
Pourtant, avec toutes ses qualités, Marie-Christine n'avait pas une présentation très avenante. J'aurais bien aimé l'aider, certaines fois, en la conseillant : non, pas cette couleur avec votre chevelure, non, pas cette forme avec votre corpulence ! Elle dégageait une telle énergie !
- Mon fils Julien a beaucoup de difficulté en ce moment pour se sentir à l'aise avec qui que ce soit. Les histoires avec son père qui ne fait pas assez attention à lui, le départ définitif de sa petite copine de classe pour l'étranger.
 
Ma voisine était bavarde. Elle continuait sa tirade, m'obligeant à rester à ses côtés quelques minutes de plus.
- Que c'est étrange, l'étranger ! On se retrouve dans un autre univers, plein de nouvelles senteurs, d'arômes, de personnages qui vous semblent tous déguisés avec leurs djellabas, leurs babouchesŠ
Soudain, les enfants se précipitèrent dehors en braillant. Le petit Julien avait beaucoup grandi depuis notre dernière rencontre. Marie-Christine se précipita vers lui et l'embrassa tendrement. Moi, j'avais le c¦ur serré, ne pouvant détacher mon regard de ce tendre duo et je me sentis bien seule.
 
 
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- Plus qu'un quart d'heure ! marmonna un vieil homme, chevrotant, trottinant, sa silhouette frêle et agitée semblait suspendue au-dessus du canal. Au milieu de la passerelle, il s'arrêta brusquement et se mit à tourner en vrille sur lui-même, comme une toupie. Perdu, isolée, son attention soudain accaparée par une mouette qui allait se poser sur l'eauŠ Il se pencha, et vit son image se mélanger à celle de l'oiseau dans le scintillement de mille bulles de lumière, mille petits soleil.
- C'est beau ! Admira-t-il.
 
Hélas, une silhouette sombre surgit, venant brouiller sa belle image avec l'oiseau. Furieux, il se redressa :
- Partez ! Ordonna-t-il à l'homme étrange, planté à côté de lui. Il portait un grand chapeau à plumes, une côte vert-de-grisée râpée et de grandes chausses à boucles.
- Vous vous croyez au carnaval, Monsieur ? Maugréa le vieil homme. Vous êtes ridicule et vous sentez très mauvais. Partez !
L'empanaché sourit et, portant bas son chapeau, il le salua.
- Excusez-moi, Monsieur, je me suis perduŠ Quelle année sommes-nous ? Où sommes-nous ?
Une lueur de mémoire passa alors dans le regard du vieil homme.
- Dans un quart d'heure, c'est l'heure de mon feuilleton, j'allais l'oublier ! Auriez-vous une télévision, Monsieur ?
L'empanaché fort emplumé considéra cet homme aux pieds nus dans le crépuscule avec amusement. Il brandissait à la main un petit journal appelé Télérama. L'intrus s'étonna :
- Qu'entendez-vous par télévision, cher ami ?
Excité, l'autre répondit :
- Ils voulaient m'emmenerŠ Ils disaient que j'avais tué JosyŠ Ils ne voulaient pas que je regarde mon feuilleton. Je me suis enfuiŠ
Une moto vrombit le long du canal, se dirigeant vers la passerelle.
- Je le reconnais, celui-là, s'écria l'homme empanaché. Il m'a bousculé dans un bruit épouvantableŠ Il a perdu ceciŠ Il vient sans doute le rechercherŠ Il mérite un soufflet pour son impertinence !
En parlant, il sortit un couteau ensanglanté de sa basque.
Le motard fonçait effectivement tout droit dans leur direction et s'arrêta brusquement à hauteur du vieil homme aux pieds nus et au regard vide. Il s'énervait :
- Papa ! ôtant son casque, il ajouta : Papa ! C'est moi, Paul ! On te cherche partout !
Le vieil amnésique nia énergiquement :
- Je ne vous connais pas, jeune homme !
- Moi, si ! Affirma l'empanaché. Vous m'avez bousculé et vous avez perdu ceci.
 
Brusquement, il brandit la lame ensanglantéeŠ
 
 
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La nuit était tombée et je n'avais pas encore mangé. J'étais trop énervée pour ranger ma maison avant de cuisiner. Le désordre ambiant de quelques jours de laisser-aller ressemblait trop à cette journée étonnante où le passé et le présent s'étaient emboîtés dans un hasard du temps croisé et des rencontres non opportunes. " Pourquoi Paul, aujourd'hui, bien qu'il m'ait souvent accompagné dans mes moments de nostalgie, des télescopages du temps souvent très douloureux mais porteurs de sens et d'avenir, pour moiŠ "
Mes réflexions m'amenaient à d'autres questions. Pourquoi, d'instinct avoir suivi cette silhouette, cet homme étrange, tant décalé ? Sa tenue presque grotesque, il me faisait penser à une girouetteŠ Malmené par mes contemporains, le souvenir de cette curieuse vision m'inquiétait et me rassurait, tout à la fois.
 
La tête chargée de questions toutes centrées sur Paul, je ne pouvais dormir et m'habillais à la hâte. J'étais excitée comme une puce, tout tournait autour de Paul, mon Paul, le passé, notre rencontre de cet après-midi. Je ne pouvais arrêter mes pensées, je pleurais, puis je riais au hasard des images, des émotions qui se bousculaient en cascade et me bouleversaient. Je ne pouvais arrêter ce flot de souvenir et surtout, tout se mélangeait. Une bouillie mélodramatique m'anesthésiait au point de ne plus savoir si je l'aimais encore. Il fallait que je sorte, que je plonge dans d'autres images, pour oublier, pour arrêter ce tourbillonnement de folieŠ
La nuit a toujours été mon inspiratrice, j'attrapai d'une main mes clés, de l'autre mon appareil photo et je dévalai l'escalier droit dans la nuit. Jje sortis de chez moi et gagnai le quartier du canal
 
Lovée dans ma ville, je me calmais, ravie par les lumières en chapelet des réverbères qui s'étalaient jusqu'aux quais. Je cliquais à tout va, m'étourdissais d'images. Je me retrouvais sur le pont du canal où je m'assis, suspendue entre l'eau scintillante et le ciel étoilé. De là, tout était possible, je repensais à Paul avec ferveur.
C'est cela l'amour, rien ne peut nous séparerŠ Je décidais d'y croire.
Cette fois-ci je ne fuirais plus, je ne me découragerais plus. J'étais calmée et je décidai de rentrer en allumant une cigarette. J'allais me lever lorsque j'entendis quelqu'un parler à voix hauteŠ
 
Je sortis de la pénombre et m'approchai de l'homme que je tentai d'écouter, plusieurs minutes de suite.
Arthur Lampais semblait affligé. La fatigue lui tirait les traits et une curieuse nervosité l'agitait de toutes parts. J'osai :
- Je vous écoutais, MonsieurŠ Vous parliez de l'apparition, n'est ce pas ?
- C'est un être d'hierŠ Tantôt il dort, raide comme une statue de bronze dans la bibliothèque de la Sorbonne, tantôt il s'échappe et va sentir à sa façon la villeŠ Les autres font de mêmeŠ
- Les autres ?
- J'ai réussi à sauver une dizaine de créatures dans son genreŠ Heureusement, elles ne s'échappent pas toutes au même moment ! Je crois les avoir apprivoisées mais en réalité, ce sont-elles qui rythment ma vie, mes engagements, mes croyancesŠ
 
Le vieux professeur d'histoire se tut un instant, puis il reprit :
- Mais pourquoi Dieu a donné à cet homme la possibilité de se promener dans le temps ? C'est vrai que l'époque dans laquelle il vivait était encore très rude, on y tuait pour un rien, et l'on y mourait encore plus facilement. Et lui, grand humaniste, malgré les temps qui sont passés, il a pu empêcher des tueries d'avoir lieu pour l'amusement de quelques grands seigneursŠ Il a sauvé un grand nombre de gens grâce à ses connaissances de médecine, et il a utilisé une bonne partie de sa fortune pour en nourrir d'autres. Il disait qu'il utilisait sa susceptibilité que pour les imbéciles qui ne servaient à rien, où ceux qui auraient pu faire trop de mal. Mais quelle chance, il a eue, d'être comblé par toutes ses conquêtes, avec des fruits, tout cela lui paraissait tellement normal et certains coureurs de jupons de nos jours feraient bien de se retourner sur l'histoireŠ
Pourtant, certaines fois, je me suis demandé si je ne rêvais pas quand il questionnait : mais pourquoi êtes-vous si pressé dans la vie maintenant ?
 
Se taisant maintenant, la tête dans ses pensées, Arthur Lampais s'éloigna.
 
Peu de temps après, l'emplumé apparut dans le faisceau lumineux d'un lampadaire. Grâce à la complicité de la nuit devenue silencieuse et de l'acuité du regard auquel elle oblige, je redécouvrais l'étrange personnage que j'avais tenté de suivre plusieurs heures auparavant.
Nullement effrayée par l'étrange apparition, je le trouvai plutôt humain et loin de crier ou de fuir, je m'approchai de celui dont venait de me parler l'historien.
Son visage encadré par une longue perruque bouclée me rappela les pièces de Molière et je sus spontanément que le temps s'amusait de nous. Il était venu nous rendre visite, s'enquérir du devenir des hommes, les comprendre peut-être, pour rompre la monotonie du néant sans borne où il végétait.
- Je vous trouve particulièrement belle, MadameŠ Permettez-moi de faire quelques pas en votre compagnieŠ
 
Comme une énorme marionnette, il m'emboîta le pas.
- Vous êtes de votre siècle et pourtant vous semblez accepter ma présence comme si j'existais vraimentŠ
- Mais Monsieur le BaronŠ
- Laissez mes titres, je sais qu'ils n'importent guère dans votre siècle iconoclasteŠ
 
 
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En rentrant chez moi, j'aperçus ma voisine Marie-Christine. Elle était accompagnée d'un grand et beau jeune homme. C'étaitŠ Son fils ! Je me suis arrêtée, pleine de stupeur. Le jeune homme, son fils ? Mais quel âge pouvais-je avoir, moi ? Le temps m'aurait-il filé entre les doigts en quelques heures ?
Pour en avoir le c¦ur net je m'approchai d'eux et leur fis signe de m'attendre. Je traversai la rue dans leur direction.
- Marie-Christine, quelle joie de te revoir ! Me présentes-tu le charmant jeune homme qui t'accompagne...?
- Mais enfin, Roseline, c'est Julien, mon fils ! Tu ne le reconnais pas ?
Ils m'accompagnèrent un bout de chemin et s'en allèrent vers le faubourg. Repensant à cette curieuse rencontre, je restai figée devant ma porte d'entrée. Je n'en revenais pas. Julien, ce petit garçon adorable devenu un adulte ! " Ai-je vieilli d'un coup, moi aussi ? " me demandai-je alors. Le temps se tordait, revenait, se tordait encore. De qui étais-je devenue le jouet ?
Je montai, le c¦ur battant, les escaliers qui menaient à mon appartement. Mes mains tremblaient tandis que je tentais d'introduire ma clé dans la serrure. Si j'avais vieilli, Paul ne voudrait plus de moiŠ
Tout en me dirigeant vers le miroir de ma salle de bains, je touchais mon visage, ma peau était lisseŠ et douce. Ça me rassurait un peu. Mais je fermais d'abord les yeux instinctivement quand je tournai l'interrupteur... Courage, je me dévisageais. J'étais toujours la même. Je pleurais d'émotion.
Soudain, j'eus très chaud. J'étais en nage. J'allais ouvrir ma fenêtre et une silhouette attira machinalement mon attention.
Du trottoir d'en face, le Baron m'interpella :
- Voyagez, vous aussi au gré des siècles, vous avez ce talent désormais... Cadeau ! Madame !