Il était demain, les Romantiques
Direction littéraire et rewritting Alain Bellet
 
Préface
 
Le drame humain serait-il d'être trop romantique ?
Le drame, ou l'un des drames que l'on s'offre, avec la bienveillance des enfants à l'égard du danger...
Le groupe attend, espère, s'installe. Disponible pour l'expérience, une semaine à oser se laisser écrire, à tenter l'image, à retrouver le goût et le sens de l'autre, retrouver la ville aussi pour des bagnaudes nécessaires dans l'urbanité de la grande capitale où les regards s'aiguisent à nouveau.
Retrouver le groupe, l'autre, les autres, le collectif.
Des peurs se disent, des espérances se dessinent. Laisser aller, laisser vivre, accepter.
Les femmes sont nombreuses, Mathias est le seul homme du groupe. On s'observe, on s'écoute, on prend le tempo d'autrui.
Rencontres, débats, digressions. Parler, c'est déjà refaire. Se lancer, c'est avancer avec le voisin de passage, celui que l'on rencontre au détour d'une session. La confiance circule.
 
Au commencement, des mots s'écrivent, des phrases s'organisent, un début de fiction littéraire balbutie.
Et les images arrivent comme un contrechant nécessaire, le choeur des imaginaires en chantier, là, dans la ville redécouverte, domestiquée, mieux regardée.
Un mot s'impose réellement, l'écoute, un autre, l'harmonie, un troisième, le faire ensemble pour oublier un moment la solitude ou l'isolement. Alors le chemin s'organise, les échanges fusent, le travail avance. Oser, simplement oser.
Et si tous les participants de cette session de printemps ont su fabriquer du lien, de la convivialité, le bonheur de moments partagés, c'est sans doute parce qu'il était temps de rouvrir quelques portes, de les entrebailler pour retrouver le courant d'air qui sait donner le goût des nouveautés.

Alain Bellet

 
----1------------------------
 
 
" Ma vie a commencé quand mon c¦ur s'est arrêté de battre. Quand mon c¦ur n'a cessé de souffrir, de ressentir toutes ces choses qui font si mal et qui justement nous empêchent de vivre.
Auparavant, l'eau d'un bain chaud me rassurait. Tous les sons du dehors, étouffés par le liquide nourriture qui me servait d'abri. Les bruits résonnaient dans ma caverne, particulièrement les cris, identiques chaque soir. Malheureusement, il a bien fallu sortir de cette retraite, sans choisir, ni le jour, ni l'heure. Alors la seule musique personnelle, rythme de mon être, à l'instant où la lumière envahit, s'est arrêté. Je naissais."
Quand bien même il lui serait donné de vivre plusieurs vies, jamais Philippe Saint-Clair retrouverait l'intensité du bonheur qui venait de le submerger, à peu près quinze degré sur l'échelle de Richter !
Cette lumière dorée l'avait enveloppé entièrement, d'où une sensation extrêmement forte qu'il n'aurait jamais vécue. Il sentait dans son corps l'énergie de ce fluide.
 
Il devait être onze heures du soir et la plainte inouïe d'un saxophone alto résonnait dans le long couloir de faïence blanche. Les notes allègres lui léchaient l'âme lorsqu'un accord de contrebasse leur répondit dans le lointain. La musique le transportait et Saint-Clair n'avait plus de regard pour les passants hagards, pas davantage pour les affiches publicitaires qui tapinaient dans l'ombre anonyme. Il pressait le pas vers la source sonore de son trouble. Pont de Sèvres, Place Balard, Mairie de Montreuil, Créteil, il hésita.
Les notes rebondissaient maintenant dans l'escalier qu'il empruntait presque à tâtons. Le saxophone perforait la nuit artificielle du métropolitain et les lourdes basses matraquaient sa conscience.
Soudain, un jeune garçon lui apparut, figé, les oreilles tendues vers la magie sonore éclairant un visage un peu triste. Tout comme lui, il semblait perdre le sens de sa présence sous la place de la République, un soir de printemps trop venté. Maintenant, un violon déchira l'espace. Une sarabande cosmique éclata dans le monde interlope d'un quai désert où le jeune mélomane arrivait enfin.
 
 
 
 
----2------------------------
 
 
Claquant sa porte vers huit heures trente et n'étant pas en retard, Clémence pensait qu'il était difficile d'être dans le moment présent " Je déteste gagner la rue, mes yeux en berne, le c¦ur en sursis. Chez moi, l'autre dort encore, comme toujours, épanoui tel un ourson en peluche. Je vais bosser, il dort. " Elle affrontait la ville, il se prélassait sans souci !
Chaque matin, la haine de la jeune femme grandissait lorsque elle s'engouffrait, échevelée et maquillée à la sauvage, dans l'escalier du métropolitain, la tête emplie de fureurs assassines. " Pauvre con ! Ce soir, je te fous dehorsŠ " Pensait-elle alors, certaine d'une détermination sans faille.
 
L'heure des additions s'imposait et Jonas allait enfin morfler !
 
Clémence se voyait déjà en train de fourrer ses slips fatigués et ses panoplies de dragueurs impénitents dans sa petite valise rouge. " Pour lui faire honte, je vais mettre ce qui reste dans des sacs plastiques bien laids, usés et près de craquer, comme moi. Ceux des sous-marques, cheap comme lui et sa vie au rabais. Bon débarras ! Retour à l'expéditeur à l'heure des poubelles. Sa petite Moman pourra finir son travail inachevé, voire jamais commencé : l'éducation de ce fiston immature, irresponsable et inconséquent qui s'accroche à moi comme un enfant perdu. "
 
 
 
 
----3------------------------
 
 
Il est des jours où le besoin de vivre s'intensifie, l'instant nous percute dans un devenir comme une sorte de retour à l'essentiel qui devient alors déterminant, au point où, même l'abîme de cette réflexion paraît infini. " Mais là n'est pas le problème ! " s'ingéniait à penser Hilda, tirant nerveusement sur le mégot du pétard qu'elle avait entamé la veille
 
Elle alluma son lecteur de Cd et mit un disque. Ce jour-là, Hilda avait décidé de se la couler douce après les événements des derniers jours. Elle aimait la voix cristalline de son ami musicien Angolais et le son très particulier du likembé qui l'accompagnait.
Le pétard commençait à faire de l'effet et Hilda se mit à danser dans son petit salon. Elle sentait les notes tournoyer autour d'elle. " Ah, quel bonheur ! " pensa-t-elle alors. On sonna à la porte et la jeune femme se dirigea vers l'entrée en ondoyant. Elle ouvrit la porte. Simon sautillait impatient sur le paillasson, comme une bécasse.
 
 
 
----4------------------------
 
 
" Je suis assise sur mon lit, angoissée comme à mon habitude, et je ne sais déjà pas si je suis assez prête pour demain, et si cette peur me quittera au moins pour un jour, si seulement elle pouvait me quitterŠ"
Mathilde reposa la lettre de son amie dans la petite boîte bleue et or, qu'elle avait peinte elle-même, pour garder comme en son c¦ur les confidences de ses amies. Petite boîte trop étroite pour contenir tous les rêves et réalités des femmes croisées au hasard de ses routes.
Cette nouvelle lettre de Sophie, toutes reçues comme des cadeaux, ne l'inquiétait plus car elle avait ressenti pour la première fois que son amie était prête. Son intuition ne pouvait la tromper, des indices subliminaux lui étaient apparus. Sophie allait à coup sûr franchir l'obstacle, et le franchir aisémentŠ
 
" D'avance, l'espoir est permis, les retards, les barrages, les blocages, s'en vont vers le passé pour laisser le futur faire le présent. " Mathilde lisait les mots, les relisait encore et la phrase revenait dans son esprit. Il n'y avait pas de passé, il n'y avait pas de futur, il y avait seulement un tout petit présent. Il était, maintenant. Avec toutes leurs expériences, elles étaient là pour vivre leur vie, personne n'échappait de son destin. La curiosité de connaître l'avenir les faisait avancer. L'une et l'autre, Sophie et Mathilde.
 
À l'abri de son petit appartement de la rue Sainte-Marthe où elle vivait depuis quelques mois, elle se souvenait." La fin de notre histoire ressemblait à une gueule de bois nauséabonde mais nécessaire. Pour notre avenir, cette décision était obligatoire et laissait notre chance à nous deux de profiter pleinement d'une nouvelle vie.
" Je pense souvent à notre rencontre, à de merveilleux voyages, à notre amour, mais il y avait aussi les disputes, les pleurs, pourquoiŠ Pourquoi, pourquoi tant de haine et d'incompréhension prennent place après une histoire de douze ans, si passionnée et si forte dès le départ, pleine de promesses ? Les mots d'amour et d'affection sont remplacés par d'autres qui font si mal, et qui peuvent faire disparaître tous les beaux moments d'amour de ma tête, tous les beaux souvenirs du débutŠ "
Les absences, les disputes, elle avait si souvent pleuré, qu'elle croyait bien avoir oublié le début de leur histoire. " À se faire trop de mal, on s'éloigne, on se détruit. Mais je préfère ne pas trop penser à ce qui fait si malŠ "
 
Elle décida de sortir de chez elle. " Pour penser aux bons moments de notre histoire. "
Plus tard, Mathilde montait la rue Jeanne d'Arc, le chemin qu'elle prenait autrefois chaque matin pour se rendre en cours et s'arrêter devant le marchand de légumes. Les bons souvenirs lui revenaient, l'envahissaient d'une joie si forte. " Je vois cette porte où chaque matin je l'attendais et le voyais arriver de loin avec son manteau marron et son sac noir et jaune. Je me souviens qu'en le voyant, mon c¦ur se mettait à battre. "
Il arrivait et ils ouvraient la porte. Dans le hall de l'immeuble, ils échangeaient de longs et doux baisers. " Pour rien au monde, je ne voudrais que ce mal que je ressens aujourd'hui ne vienne faire disparaître ce souvenir de ma tête et cette belle sensation dans mon c¦ur. "
 
 
 
 
----5------------------------
 
 
Les cosmétiques s'arrachaient, le virtuel s'imposait, l'insipide pavoisait, mais Bella-Belle rêvait toujours du prince charmant qui allait surgir de ses rêves, station République, vêtu de blanc et d'azur, éthéré et majestueux, sans histoire ni mémoire.
Les portes automatiques s'ouvrirent et la ramenèrent à la triste réalité de son existence routinière. Les voyageurs se pressaient pour descendre de ce wagon malodorant et anonyme.
 
L'azur, hélas, n'existait plus que sur les panneaux mensongers et inaccessibles des publicités pour de lointains voyages.Mannequins d'un jour, ils offraient leur image pour l'éternité en guise de réclame.
 
Elle seule savait qu'elle possédait la clé qui lui permettait d'imaginer.
Le temps de ce trajet permit à son esprit de faire place à son imagination.
 
Demain, peut-être, elle lirait un polar.
 
 
 
----6------------------------
 
 
À République ou ailleurs, la musique était vitale, une drogue, une substance, sa nourriture. Chaque soir, Saint-Clair retrouvait le métro, les notes, les instruments. Comme pris dans un ballet d'automate, il était à lui seul le complice mystérieux des musiciens du sous-sol.
Il les connaissait tous de vue, d'oreille surtout.
Le joueur de bandoléon du couloir de Bastille, la cantatrice asiatique de la station Châtelet, les flûtteurs de pan de la Cordillière des Andes campant sous l'Opéra Garnier, un reste d'Armée Rouge, un ch¦ur slave, à Strasbourg Saint-Denis
 
C'était sa vie, sa joie, de rares moments de félicité.
Enfant, Philippe Saint-Clair avait rêvé de chant choral et de mélodie, et devenu adulte il ne vibrait que de musique vivante, jouée devant lui, à l'improviste. Facteur attaché au bureau de poste du Bas Belleville, il passait tous ses moments libres dans les couloirs de la RATP, se rassasiant des mélopées volées au détour de ses pas.
 
Il aimait tous les genres musicaux, tous les instruments, mais sa préférence, c'était les voix. La voix a capella de la belle Polonaise qui distribuait ses vocalises sous les arcades de la place des Vosges, quand il flânait là-bas, les dimanches. À d'autres moments, le jeune flûtiste du Jardin des Tuileries recevait ses visites attentives.
 
Mélomane maladif, Philippe Saint-Clair n'était jamais resté très longtemps avec une femme. Parfois, il rêvait de partager sa passion des notes avec une oreille s¦ur qu'il recherchait toujours.
Hélas, il pensait que les femmes lisent davantage qu'elles n'écoutent, et sans savoir pourquoi un matin de mars, il avait osé ouvrir plusieurs lettres destinées aux habitants du quartier Sainte-Marthe.
Mathilde Lévêque recevait des dizaines de lettres et le nom d'une certaine Sophie revenait souvent sur le dos des enveloppes.
 
Un soir de solitude un peu trop pesante, Saint-Clair s'était décidé à tout tenter pour savoir qui était cette Mathilde bien énigmatique.
 
 
 
----7------------------------
 
 
" Nous sommes tous des enfants perdus, mais certains sont bien obligés de retrouver le chemin du monde des adultes, ce petit chemin tracé qui finit par devenir l'autoroute de l'ennui et de la résignation. " Clémence s'arrêta net, submergée par une angoisse sourde qui l'empêchait de respirer : " Mon Dieu ! comment affronter cette nouvelle journée au bureau, comment continuer cette mascarade sociale sans craquer, ces petits chefs tampons de la direction des ressources inhumaines, ce putain d'open-space, invention totalitaire, mirador de la surveillance, de l'autocensure et de la délation ?
Bien le bonjour, Mr Pôvcon, client mouton que l'on doit vampiriser et soulager du maximum de fric en l'enrobant dans la vaseline du discours commercial en entonnoir, rodé et affiné par ce sale con puant de Victor, tout droit sorti d'HEC et d'un master de mes deux à Berkeley. "
 
Clémence ravala une salive acide comme du détergent qui brûlait tous ses tuyaux sur son passage.
" Victor, tiens, en voila un qui ne risque pas de roupiller à huit heures du mat pendant que sa compagne se tue à la tâche ! Avec lui, ce serait la belle vie garantie : week-end à Marrakech, voiture de sport, restaurant à cent Euros la calorie, robe couture pour moi, petit costard Paul Smith pour lui et les crocs bien brillants, prêts à rayer le parquet.
 
J'en ferais quoi, moi, d'un Victor, d'un sale type comme Victor ? Mon Jonas, c'est un feignant anti-social mais c'est aussi un artiste, un original, au foutu caractère et à la peau douce, avec ça, connaissant mon corps et mon âme mieux que moi-même, me faisant les meilleures pâtes à rien du monde. "
 
----8------------------------
 
 
Entre deux pétards, Hilda ne cessait de penser à ce qui venait de se produire dans sa vie, quelques jours auparavant. Hantée par ces moments quand même un peu inquiétants, mais, elle l'admettait volontiers, un peu excitant à la fois.
Elle s'était rendu comme chaque vendredi à la banque pour déposer un peu d'argent sur son compte, et comme à l'habitude, il y avait une file d'attente interminable. Les personnes qui attendaient avaient toutes une expression bien particulière. " Un homme qui tire une tronche et râle parce qu'on n'avance pas, une jeune femme au téléphone dont on entend la conversation, tellement qu'elle parle fort " Se souvenait-elle.
Soudain, la porte s'ouvrit derrière la jeune femme et un homme se mit à hurler :
" Les mains en l'air, c'est un hold-up ! "
" Je me retourne, moi, la dernière de la file, je vois l'homme cagoulé, il m'attrape, me prend pour otage, mais il me murmure tout doucement à l'oreille : je ne vous ferai aucun mal, ne vous inquiétez pas " Elle était là, apeurée par son arme, mais elle reconnaissait en elle-même que tout cela l'excitait un peu. " Sa voix était d'une sensualité qui me laisse à rêver, à quoi peut-il ressembler sous sa cagoule ? "
" Il passe à chaque guichet pour récupérer l'argent, il est très doux avec moi, mais se montre très menaçant envers le personnel de la banqueŠ Je suis inquiète, j'espère qu'il ne va blesser personne "
 
Après avoir ramassé le fric, l'homme se dirigea vers la sortie en criant : " Ne bougez pas, les mains sur la tête " " Il me remurmure dans l'oreille : j'espère ne pas trop vous avoir effrayée, désolé de vous avoir prise pour otage. Il me caresse la joue et sort en courant, rejoint une moto et un complice qui l'attend, je suppose. Je reste là, figée, sans bouger, me demandant à quoi pouvait-il ressembler "
 
 
La jeune femme était contente de voir Simon. Elle l'avait rencontré lors d'une invitation chez des amis, autour d'un repas, un soir d'hiver.
 
Elle avait invité Simon pour la première fois. En discutant ensemble, en se trouvrant des points communs, en parlant de musique, elle l'avait découvert. Depuis cette soirée, une relation solide s'était établie entre eux.
- C'est incroyable, Hilda, j'ai enfin signé mon contrat pour la tournée avec le groupe, on va fêter ça avec une bonne bouteille.
En se dirigeant vers la cuisine pour chercher deux verres, elle pensa que la vie pouvait passer du noir au blanc.
Simon s'assit dans le canapé, satisfait. Hilda s'installa à côté de lui et ils s'enlacèrent tendrement.
 
 
 
----9------------------------
 
 
" Last-time ! " Repoussant les écrits dans la boîte bleue. " À quoi bon lire ? " Mathilde se retrouva dehors une nouvelle fois. Marche, marche. Elle fut attirée par la bouche de métro.
 
Premier contact humain agréable, le regard d'un jeune homme qui écoute des gens jouer de la musique.
Elle se sent bien. Ils échangent des regards.
 
Il se rapproche d'elle. Plus près encore
- Je m'appelle Philippe, et toi ?
- MathildeŠ J'aime bien ce qu'ils jouent
 
 
 
----10----------------------
 
 
Demain, elle lirait un polar.
 
Bella-Belle referma le J'ai lu commencé l'avant veille avec une certaine tristesse.
Terminer un livre témoignait toujours de la fin d'un long et ébouriffé voyage. Elle sortait du monde symbolique des cercles bleus. Cercles d'amour ou cercles de haine, elle s'imaginait dans l'histoire, la mise à l'épreuve, le passage à l'acte.
Bien trop consciente d'un lien fort qui unie le lecteur au personnage de son choix, Bella-Belle s'identifia instinctivement à la femme vengeresse, à l'esprit si clair et si déterminé.
 
Finies les ambivalences assassines, médiocre ambiguïté, du rêve et des constats, entre la vie fabriquée au déclic d'une utopie et le carcan d'un monde non assumé, non assimilé.
Une mise en route s'imposait à elle comme un sésame de sa propre identité. Provoquer jusqu'à anéantir son propre romantisme exacerbé, trop inhibant. Sortir de cette spirale gnan-gnan qui se colle à la peau et se vit en protection de chair et d'âme, sans autre forme de procès, un inconscient trop lourd, trop présent.
 
Bella-Bella choisit d'associer de nouvelles couleurs, un pantalon moulant, une veste serrée. L'heure était à la rencontre, celle de son temps, celle de son époque. S'exprimer. Elle sortit acheter un paint-ball sans connaître encore le symbole de sa rébellion.
 
Elle voulait marquer l'innocence, incendier la béatitude trop romantique des gens heureux. Oh, elle aurait pu tuer pour de vrai, faire disparaître un trop plein extérieur de bonheur, les signes odieux de ceux qui aiment sans réfléchir, sans respect d'un monde misérable.
Son paint-ball empli de peinture fluo, la vengeresse se mit en route... Durant quelques jours, Bella-Belle s'était déchaînée et la plupart des symboles d'un pseudo romantisme avaient été marqués de rose ou de jaune fluorescent, mannequins, vitrines de robes de mariées, photographes d'un bonheur facileŠ
 
 
Ne pouvant plus rester dans son appartement trop étroit pour un binôme déliquescent, Clémence avait décidé d'aller prendre l'apéro, seule, dans le troquet du coin. Elle commanda un ballon de rouge que le limonadier faisait venir d'un petit cultivateur qu'il avait rencontré quelques années auparavant. Elle se mit à feuilleter Libération qui pour la première fois lui apparut bien prémonitoire. Il fallait qu'elle se libère. Parmi divers articles sur la crise des Balkans qui n'arrêtait pas de recommencer, la chute du dollar, les violences urbaines et les attentats, sa curiosité fut titillée par un titre au nom évocateur : " la femme qui veut faire sa fête au romantisme"Avec humour, un journaliste témoignait du périple vengeur de Bella-Belle et rien ne semblait atténuer sa soif de destruction dérisoire.
 
----11----------------------
 
 
Clémence avait lu quelque part qu'une nouvelle mode farfelue débarquait, une fois de plus, d'outre-atlantique. Une de ces modes invraisemblables et grotesques qui suscitait chez elle une curiosité amusée et bienveillante, en hommage à l'absurde et au surréalisme dont sa vie était truffée. Après les hôtels quatre étoiles pour chihuahua, les liftings de foufoune, les instituts de beauté pour petite filles de cinq ans et les villes-mouroirs de luxe de Floride interdites aux enfants, la mode était à présent de faire la fête pour des événements tristes comme un divorce, une séparation ou la perte irrémédiable de toutes ses illusions. Après tout, l'idée semblait bien moins ridicule que toutes les précédentes, faire la fête est un bon moyen de retrouver ses amis, de se changer les idées et de rencontrer de nouvelles personnes. C'était donc décidé, Clémence allait lancer l'idée auprès de toutes ses amies. Une fête spontanée dans un bel endroit parisien, vaste et gratuit où les hommes ne seraient pas les bienvenus. Merveilleux hasard du calendrier, le vendredi suivant tombait un treize, c'était donc ce jour-là qu'il fallait se retrouver. Pour le choix du lieu, Clémence pensa de suite au jardin des Tuileries qu'elle aimait tant, vestige des promenades d'enfance et des petits bateaux qui l'avaient fait voyager au fil des bassins. Toutes les copines devraient donc débarquer avec une bouteille de champagne, des grignotages et autres douceurs dont seraient bannis les biscuits de régime et autres gadgets " attrape désespéré ".
Clémence s'empressa d'envoyer des mails et des sms à toutes ses copines sous le titre provocateur de "Pique-nique des désespérées. "
 
"Chers amies, retrouvons nous vendredi 13 mars pour fêter l'adversité de la vie et la perte de nos illusions que nous noieront sous des litres de champagne et de friandises que vous aurez pris soin d'amener à 18H 30 au jardin des Tuileries. RDV côté Seine, à proximité de la sculpture de l'arbre couché de Pénone. Robes et chapeaux bienvenus, hommes, enfants et animaux exclus." Clémence se sentit tout à coup, pleine d'une énergie débordante et renouvelable et elle attendait ce vendredi Treize comme une enfant trépignante.
 
----12----------------------
 
 
Bella-Belle, la guerrière symbolique, ne voulait plus renter chez elle. Elle ne voulait plus penser à demain. " En changeant de ligne de métro, peut-être vais-je aussi changer de vie. " De nombreux regards suivaient sa minijupe et ses longues jambes fines. Elle ne cherchait plus de prince charmant.
Arrivée à la station Tuileries en fin d'après-midi, elle gagna le parc, devenant une flâneuse comme beaucoup d'autres femmes. Dans sa tête, elle pensait toujours à l'homme de sa vie impossible à trouver et cela l'énerva un instant. Elle marche, regarde à gauche, regarde à droite. Soudain, elle vit un couple s'approcher d'elle. L'homme possédait la souplesse d'un danseur, la femme souriait. Ils avaient l'air heureux et Bella-belle se mit à rire aux éclats.
Au fond d'elle-même, elle faisait semblant d'être en pleine forme, une super-nana, quoi, comme toujours. Personne ne pouvait voir sa réalité, derrière les apparences.
" A l'intérieur de moi, mes pleurs, mes peurs, ma détresse et mon mal de vivre. Oui, je suis amusante, je connais les gens, leurs problèmes, je connais par c¦ur les mots qui rassurent, mais personne ne veut voir que tout cela est un rôle, la vie pour les autres.. Moi, je connais la vérité, mais personne ne veut la connaître, elle dérange toujours, la vérité ! C'est peut-être le moment de changer de vie."
 
Philippe était troublé par la présence de Mathilde. Il ressentait une sensation de bien-être, une sorte d'évidence. Son addition musicale semblait sestomper. Avait-il trouvé le palliatif à sa mélancolie ? En tous cas, une émotion, qui lui paraissait disparue depuis bien longtemps, semblait parcourir le moindre recoin de son corps. Tous les pores de sa peau étaient en éveil, et c'était bon.
- Si tu n'as rien d'autre à faire, Mathilde, je te propose de rester au concert de ce soir, ici aux Tuileries, on pourrait y prolonger cet agréable moment, qu'en penses-tu ?
- C'est une très bonne idée, rétorqua la jeune femme, c'est exactement ce dont j'avais besoin.
 
De partout des notes volaient. Le parc explosait de mille musique spontanées et c'était pour cela que Philippe Saint-Clair avait entraîné Mathilde sous les arbres centenaires à quelques pas du grand bassin où plusieurs voiliers miniatures vivaient leur existence dérisoire de machine à faire voyager l'enfance sur des flots imaginaires, traversant les plus grandes bourrasques de tous les temps.
 
Le grand jour était enfin arrivé. Clémence s'admira une dernière fois dans le miroir. Elle portait une robe vaporeuse à l'imprimé improbable qu'elle avait dénichée chez sa marraine, Olga, une vieille dame espiègle et originale qui possédait une garde-robe millésimée des années cinquante aux années soixante dix qui aurait fait la joie d'une Jaqueline Maillan ou d'une Claude Genseac.
Cerise sur le gâteau déjà bien crémeux, la tenue allait de paire avec une capeline, un sac et des chaussures assorties, détails obsolètes totalement sanctionnés par les diktats sévères de la mode actuelle. (Les gants ne devaient pas être loin, si on cherchait un peu plus de provocation)
 
Le panier d'osier débordait de bouteilles, gobelets amusants et petits gâteaux amoureusement confectionnés, sans oublier des haut-parleurs miniatures qu'elle brancherait directement sur son lecteur MP3, invention merveilleuse qui permettait à chacun de trimballer son univers musical jusqu'au bout du monde.
Quand elle arriva, vingt-cinq paires de bras s'agitèrent et vingt-cinq bouches brillantes lâchèrent des gloussements libérateurs. Clémence répondit par une révérence bancale puis brancha son lecteur sur un mix furieusement dansant.
Les bouchons sautèrent, les gobelets se pressaient autour de la bouteille convoitée, les rires fusaient. Cette basse-cour joyeuse et incongrue attirait les touristes qui les prenaient toutes en photo pour témoigner chez eux du bordel typiquement français et internationalement reconnu, jamais envié mais un peu quand même !
 
À quelques dizaines de mètres de là, Philippe regarda Mathilde tendrement et lui dit :
- Tu sais, c'est la première fois que le groupe Inkipit joue à Paris, ici, pour la première fois. Ils sont vraiment étranges, ils se prétendent chamanes, des musiciens dans la lignée des Bouriates de Sibérie.
 
 
De son côté, Bella-Belle avançait dans le parc, se disant "ici, je suis sûre de tomber sur un nid de romantiques ! Quel plaisir ça va être de tâcher les jolies jupes blanches de ces femmes amoureuses ! "
Mathilde aussi s'était habillée en blanc pour fêter l'arrivée du printemps et pour ce premier rendez-vous avec Philippe qu'elle trouvait de plus en plus charmant.
Simon et Hilda arrivèrent au concert, impatients et le public s'entassa autour de la scène improvisée.
 
Alejandro, le leader du groupe, commença par un lent battement de tambour. Il était taillé comme un bûcheron et portait une superbe moustache blanche, un hybride de Gurdiaef et de Brassens.Tous étaient envoûtés et une lumière blanche apparut tout autour du percussionniste.
 
Bella-Belle avait repéré une superbe jupe blanche et elle était prête à dégaîner son paint-ball. Soudain, le son du tambour l'arrêta. Un léger vent tiède souleva toutes les jupes des femmes. La vengeresse ne voyait plus que du blanc, elle se sentit mal et perdit connaissance.
Les tambours sonnaient de plus en plus fort, de plus en plus vite et la brise chaude du crépuscule se transforma en une curieuse tornade blanche.
 
La nuit tombait sur le grand jardin de Catherine de Médicis.
 
La poussière virevoltait au-dessus des têtes et le vent gonflait encore les jupes et les robes des femmes avec sagacité.
Bella-Belle se réveilla brusquement, élevée dans les airs par une force inouïeŠ
Le leader moustachu du groupe de musique la soulevait, à bouts de bras.
Son visage rayonnait.
- Inkipit, Inkipit, répéta Alejandro, les yeux brillants, en la tenant fermement contre son corps d'athlète.
" Ça commence ! " Traduisit alors la jeune femme, pour elle-même. Elle avait presque perdu son latin, ces derniers jours, mais le mot s'imposait encore. Elle sourit au musicien à l'accent inimitable et cria d'une voix affirmée, enfin heureuse :
- Ça commence !