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- Il était demain, les Romantiques
- Direction littéraire et rewritting Alain
Bellet
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- Préface
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- Le drame humain
serait-il d'être trop romantique ?
- Le drame, ou l'un
des drames que l'on s'offre, avec la bienveillance des enfants
à l'égard du danger...
- Le groupe attend,
espère, s'installe. Disponible pour l'expérience,
une semaine à oser se laisser écrire, à
tenter l'image, à retrouver le goût et le sens de
l'autre, retrouver la ville aussi pour des bagnaudes
nécessaires dans l'urbanité de la grande capitale
où les regards s'aiguisent à nouveau.
- Retrouver le
groupe, l'autre, les autres, le collectif.
- Des peurs se
disent, des espérances se dessinent. Laisser aller, laisser
vivre, accepter.
- Les femmes sont
nombreuses, Mathias est le seul homme du groupe. On s'observe, on
s'écoute, on prend le tempo d'autrui.
- Rencontres,
débats, digressions. Parler, c'est déjà
refaire. Se lancer, c'est avancer avec le voisin de passage, celui
que l'on rencontre au détour d'une session. La confiance
circule.
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- Au commencement,
des mots s'écrivent, des phrases s'organisent, un
début de fiction littéraire balbutie.
- Et les images
arrivent comme un contrechant nécessaire, le choeur des
imaginaires en chantier, là, dans la ville
redécouverte, domestiquée, mieux regardée.
- Un mot s'impose
réellement, l'écoute, un autre, l'harmonie, un
troisième, le faire ensemble pour oublier un moment la
solitude ou l'isolement. Alors le chemin s'organise, les
échanges fusent, le travail avance. Oser, simplement
oser.
- Et si tous les
participants de cette session de printemps ont su fabriquer du
lien, de la convivialité, le bonheur de moments
partagés, c'est sans doute parce qu'il était temps
de rouvrir quelques portes, de les entrebailler pour retrouver le
courant d'air qui sait donner le goût des nouveautés.
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Alain Bellet
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- " Ma vie a commencé
quand mon c¦ur s'est arrêté de battre. Quand mon c¦ur
n'a cessé de souffrir, de ressentir toutes ces choses qui
font si mal et qui justement nous empêchent de vivre.
- Auparavant, l'eau d'un bain chaud
me rassurait. Tous les sons du dehors, étouffés par
le liquide nourriture qui me servait d'abri. Les bruits
résonnaient dans ma caverne, particulièrement les
cris, identiques chaque soir. Malheureusement, il a bien fallu
sortir de cette retraite, sans choisir, ni le jour, ni l'heure.
Alors la seule musique personnelle, rythme de mon être,
à l'instant où la lumière envahit, s'est
arrêté. Je naissais."
- Quand bien même il lui
serait donné de vivre plusieurs vies, jamais Philippe
Saint-Clair retrouverait l'intensité du bonheur qui venait
de le submerger, à peu près quinze degré sur
l'échelle de Richter !
- Cette lumière dorée
l'avait enveloppé entièrement, d'où une
sensation extrêmement forte qu'il n'aurait jamais
vécue. Il sentait dans son corps l'énergie de ce
fluide.
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- Il devait être onze
heures du soir et la plainte inouïe d'un saxophone alto
résonnait dans le long couloir de faïence blanche. Les
notes allègres lui léchaient l'âme lorsqu'un
accord de contrebasse leur répondit dans le lointain. La
musique le transportait et Saint-Clair n'avait plus de regard pour
les passants hagards, pas davantage pour les affiches
publicitaires qui tapinaient dans l'ombre anonyme. Il pressait le
pas vers la source sonore de son trouble. Pont de Sèvres,
Place Balard, Mairie de Montreuil, Créteil, il
hésita.
- Les notes rebondissaient
maintenant dans l'escalier qu'il empruntait presque à
tâtons. Le saxophone perforait la nuit artificielle du
métropolitain et les lourdes basses matraquaient sa
conscience.
- Soudain, un jeune garçon
lui apparut, figé, les oreilles tendues vers la magie
sonore éclairant un visage un peu triste. Tout comme lui,
il semblait perdre le sens de sa présence sous la place de
la République, un soir de printemps trop venté.
Maintenant, un violon déchira l'espace. Une sarabande
cosmique éclata dans le monde interlope d'un quai
désert où le jeune mélomane arrivait
enfin.
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- Claquant sa porte vers huit
heures trente et n'étant pas en retard, Clémence
pensait qu'il était difficile d'être dans le moment
présent " Je déteste gagner la rue, mes yeux en
berne, le c¦ur en sursis. Chez moi, l'autre dort encore, comme
toujours, épanoui tel un ourson en peluche. Je vais bosser,
il dort. " Elle affrontait la ville, il se prélassait sans
souci !
- Chaque matin, la haine de la
jeune femme grandissait lorsque elle s'engouffrait,
échevelée et maquillée à la sauvage,
dans l'escalier du métropolitain, la tête emplie de
fureurs assassines. " Pauvre con ! Ce soir, je te fous dehorsŠ "
Pensait-elle alors, certaine d'une détermination sans
faille.
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- L'heure des additions
s'imposait et Jonas allait enfin morfler !
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- Clémence se voyait
déjà en train de fourrer ses slips fatigués
et ses panoplies de dragueurs impénitents dans sa petite
valise rouge. " Pour lui faire honte, je vais mettre ce qui reste
dans des sacs plastiques bien laids, usés et près de
craquer, comme moi. Ceux des sous-marques, cheap comme lui et sa
vie au rabais. Bon débarras ! Retour à
l'expéditeur à l'heure des poubelles. Sa petite
Moman pourra finir son travail inachevé, voire jamais
commencé : l'éducation de ce fiston immature,
irresponsable et inconséquent qui s'accroche à moi
comme un enfant perdu. "
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- Il est des jours où le
besoin de vivre s'intensifie, l'instant nous percute dans un
devenir comme une sorte de retour à l'essentiel qui devient
alors déterminant, au point où, même
l'abîme de cette réflexion paraît infini. "
Mais là n'est pas le problème ! " s'ingéniait
à penser Hilda, tirant nerveusement sur le mégot du
pétard qu'elle avait entamé la veille
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- Elle alluma son lecteur de Cd
et mit un disque. Ce jour-là, Hilda avait
décidé de se la couler douce après les
événements des derniers jours. Elle aimait la voix
cristalline de son ami musicien Angolais et le son très
particulier du likembé qui l'accompagnait.
- Le pétard
commençait à faire de l'effet et Hilda se mit
à danser dans son petit salon. Elle sentait les notes
tournoyer autour d'elle. " Ah, quel bonheur ! " pensa-t-elle
alors. On sonna à la porte et la jeune femme se dirigea
vers l'entrée en ondoyant. Elle ouvrit la porte. Simon
sautillait impatient sur le paillasson, comme une
bécasse.
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- " Je suis assise sur mon lit,
angoissée comme à mon habitude, et je ne sais
déjà pas si je suis assez prête pour demain,
et si cette peur me quittera au moins pour un jour, si seulement
elle pouvait me quitterŠ"
- Mathilde reposa la lettre de son
amie dans la petite boîte bleue et or, qu'elle avait peinte
elle-même, pour garder comme en son c¦ur les confidences de
ses amies. Petite boîte trop étroite pour contenir
tous les rêves et réalités des femmes
croisées au hasard de ses routes.
- Cette nouvelle lettre de Sophie,
toutes reçues comme des cadeaux, ne l'inquiétait
plus car elle avait ressenti pour la première fois que son
amie était prête. Son intuition ne pouvait la
tromper, des indices subliminaux lui étaient apparus.
Sophie allait à coup sûr franchir l'obstacle, et le
franchir aisémentŠ
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- " D'avance, l'espoir est
permis, les retards, les barrages, les blocages, s'en vont vers le
passé pour laisser le futur faire le présent. "
Mathilde lisait les mots, les relisait encore et la phrase
revenait dans son esprit. Il n'y avait pas de passé, il n'y
avait pas de futur, il y avait seulement un tout petit
présent. Il était, maintenant. Avec toutes leurs
expériences, elles étaient là pour vivre leur
vie, personne n'échappait de son destin. La
curiosité de connaître l'avenir les faisait avancer.
L'une et l'autre, Sophie et Mathilde.
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- À l'abri de son petit
appartement de la rue Sainte-Marthe où elle vivait depuis
quelques mois, elle se souvenait." La fin de notre histoire
ressemblait à une gueule de bois nauséabonde mais
nécessaire. Pour notre avenir, cette décision
était obligatoire et laissait notre chance à nous
deux de profiter pleinement d'une nouvelle vie.
- " Je pense souvent à notre
rencontre, à de merveilleux voyages, à notre amour,
mais il y avait aussi les disputes, les pleurs, pourquoiŠ
Pourquoi, pourquoi tant de haine et d'incompréhension
prennent place après une histoire de douze ans, si
passionnée et si forte dès le départ, pleine
de promesses ? Les mots d'amour et d'affection sont
remplacés par d'autres qui font si mal, et qui peuvent
faire disparaître tous les beaux moments d'amour de ma
tête, tous les beaux souvenirs du débutŠ "
- Les absences, les disputes, elle
avait si souvent pleuré, qu'elle croyait bien avoir
oublié le début de leur histoire. " À se
faire trop de mal, on s'éloigne, on se détruit. Mais
je préfère ne pas trop penser à ce qui fait
si malŠ "
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- Elle décida de sortir
de chez elle. " Pour penser aux bons moments de notre histoire.
"
- Plus tard, Mathilde montait la
rue Jeanne d'Arc, le chemin qu'elle prenait autrefois chaque matin
pour se rendre en cours et s'arrêter devant le marchand de
légumes. Les bons souvenirs lui revenaient, l'envahissaient
d'une joie si forte. " Je vois cette porte où chaque matin
je l'attendais et le voyais arriver de loin avec son manteau
marron et son sac noir et jaune. Je me souviens qu'en le voyant,
mon c¦ur se mettait à battre. "
- Il arrivait et ils ouvraient la
porte. Dans le hall de l'immeuble, ils échangeaient de
longs et doux baisers. " Pour rien au monde, je ne voudrais que
ce mal que je ressens aujourd'hui ne vienne faire
disparaître ce souvenir de ma tête et cette belle
sensation dans mon c¦ur. "
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- Les cosmétiques
s'arrachaient, le virtuel s'imposait, l'insipide pavoisait, mais
Bella-Belle rêvait toujours du prince charmant qui allait
surgir de ses rêves, station République, vêtu
de blanc et d'azur, éthéré et majestueux,
sans histoire ni mémoire.
- Les portes automatiques
s'ouvrirent et la ramenèrent à la triste
réalité de son existence routinière. Les
voyageurs se pressaient pour descendre de ce wagon malodorant et
anonyme.
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- L'azur, hélas,
n'existait plus que sur les panneaux mensongers et inaccessibles
des publicités pour de lointains voyages.Mannequins d'un
jour, ils offraient leur image pour l'éternité en
guise de réclame.
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- Elle seule savait qu'elle
possédait la clé qui lui permettait d'imaginer.
- Le temps de ce trajet permit
à son esprit de faire place à son imagination.
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- Demain, peut-être, elle
lirait un polar.
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- À République ou
ailleurs, la musique était vitale, une drogue, une
substance, sa nourriture. Chaque soir, Saint-Clair retrouvait le
métro, les notes, les instruments. Comme pris dans un
ballet d'automate, il était à lui seul le complice
mystérieux des musiciens du sous-sol.
- Il les connaissait tous de vue,
d'oreille surtout.
- Le joueur de bandoléon du
couloir de Bastille, la cantatrice asiatique de la station
Châtelet, les flûtteurs de pan de la
Cordillière des Andes campant sous l'Opéra Garnier,
un reste d'Armée Rouge, un ch¦ur slave, à Strasbourg
Saint-Denis
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- C'était sa vie, sa
joie, de rares moments de félicité.
- Enfant, Philippe Saint-Clair
avait rêvé de chant choral et de mélodie, et
devenu adulte il ne vibrait que de musique vivante, jouée
devant lui, à l'improviste. Facteur attaché au
bureau de poste du Bas Belleville, il passait tous ses moments
libres dans les couloirs de la RATP, se rassasiant des
mélopées volées au détour de ses pas.
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- Il aimait tous les genres
musicaux, tous les instruments, mais sa préférence,
c'était les voix. La voix a capella de la belle Polonaise
qui distribuait ses vocalises sous les arcades de la place des
Vosges, quand il flânait là-bas, les dimanches.
À d'autres moments, le jeune flûtiste du Jardin des
Tuileries recevait ses visites attentives.
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- Mélomane maladif,
Philippe Saint-Clair n'était jamais resté
très longtemps avec une femme. Parfois, il rêvait de
partager sa passion des notes avec une oreille s¦ur qu'il
recherchait toujours.
- Hélas, il pensait que les
femmes lisent davantage qu'elles n'écoutent, et sans savoir
pourquoi un matin de mars, il avait osé ouvrir plusieurs
lettres destinées aux habitants du quartier Sainte-Marthe.
- Mathilde Lévêque
recevait des dizaines de lettres et le nom d'une certaine Sophie
revenait souvent sur le dos des enveloppes.
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- Un soir de solitude un peu
trop pesante, Saint-Clair s'était décidé
à tout tenter pour savoir qui était cette Mathilde
bien énigmatique.
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- " Nous sommes tous des enfants
perdus, mais certains sont bien obligés de retrouver le
chemin du monde des adultes, ce petit chemin tracé qui
finit par devenir l'autoroute de l'ennui et de la
résignation. " Clémence s'arrêta net,
submergée par une angoisse sourde qui l'empêchait de
respirer : " Mon Dieu ! comment affronter cette nouvelle
journée au bureau, comment continuer cette mascarade
sociale sans craquer, ces petits chefs tampons de la direction des
ressources inhumaines, ce putain d'open-space, invention
totalitaire, mirador de la surveillance, de l'autocensure et de la
délation ?
- Bien le bonjour, Mr Pôvcon,
client mouton que l'on doit vampiriser et soulager du maximum de
fric en l'enrobant dans la vaseline du discours commercial en
entonnoir, rodé et affiné par ce sale con puant de
Victor, tout droit sorti d'HEC et d'un master de mes deux à
Berkeley. "
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- Clémence ravala une
salive acide comme du détergent qui brûlait tous ses
tuyaux sur son passage.
- " Victor, tiens, en voila un qui
ne risque pas de roupiller à huit heures du mat pendant que
sa compagne se tue à la tâche ! Avec lui, ce serait
la belle vie garantie : week-end à Marrakech, voiture de
sport, restaurant à cent Euros la calorie, robe couture
pour moi, petit costard Paul Smith pour lui et les crocs bien
brillants, prêts à rayer le parquet.
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- J'en ferais quoi, moi, d'un
Victor, d'un sale type comme Victor ? Mon Jonas, c'est un feignant
anti-social mais c'est aussi un artiste, un original, au foutu
caractère et à la peau douce, avec ça,
connaissant mon corps et mon âme mieux que moi-même,
me faisant les meilleures pâtes à rien du monde.
"
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- Entre deux pétards,
Hilda ne cessait de penser à ce qui venait de se produire
dans sa vie, quelques jours auparavant. Hantée par ces
moments quand même un peu inquiétants, mais, elle
l'admettait volontiers, un peu excitant à la fois.
- Elle s'était rendu comme
chaque vendredi à la banque pour déposer un peu
d'argent sur son compte, et comme à l'habitude, il y avait
une file d'attente interminable. Les personnes qui attendaient
avaient toutes une expression bien particulière. " Un homme
qui tire une tronche et râle parce qu'on n'avance pas, une
jeune femme au téléphone dont on entend la
conversation, tellement qu'elle parle fort " Se
souvenait-elle.
- Soudain, la porte s'ouvrit
derrière la jeune femme et un homme se mit à hurler
:
- " Les mains en l'air, c'est un
hold-up ! "
- " Je me retourne, moi, la
dernière de la file, je vois l'homme cagoulé, il
m'attrape, me prend pour otage, mais il me murmure tout doucement
à l'oreille : je ne vous ferai aucun mal, ne vous
inquiétez pas " Elle était là,
apeurée par son arme, mais elle reconnaissait en
elle-même que tout cela l'excitait un peu. " Sa voix
était d'une sensualité qui me laisse à
rêver, à quoi peut-il ressembler sous sa cagoule ? "
- " Il passe à chaque
guichet pour récupérer l'argent, il est très
doux avec moi, mais se montre très menaçant envers
le personnel de la banqueŠ Je suis inquiète,
j'espère qu'il ne va blesser personne "
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- Après avoir
ramassé le fric, l'homme se dirigea vers la sortie en
criant : " Ne bougez pas, les mains sur la tête " " Il me
remurmure dans l'oreille : j'espère ne pas trop vous avoir
effrayée, désolé de vous avoir prise pour
otage. Il me caresse la joue et sort en courant, rejoint une moto
et un complice qui l'attend, je suppose. Je reste là,
figée, sans bouger, me demandant à quoi pouvait-il
ressembler "
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- La jeune femme était
contente de voir Simon. Elle l'avait rencontré lors d'une
invitation chez des amis, autour d'un repas, un soir
d'hiver.
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- Elle avait invité Simon
pour la première fois. En discutant ensemble, en se
trouvrant des points communs, en parlant de musique, elle l'avait
découvert. Depuis cette soirée, une relation solide
s'était établie entre eux.
- - C'est incroyable, Hilda,
j'ai enfin signé mon contrat pour la tournée avec le
groupe, on va fêter ça avec une bonne
bouteille.
- En se dirigeant vers la cuisine
pour chercher deux verres, elle pensa que la vie pouvait passer du
noir au blanc.
- Simon s'assit dans le
canapé, satisfait. Hilda s'installa à
côté de lui et ils s'enlacèrent
tendrement.
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- " Last-time ! " Repoussant
les écrits dans la boîte bleue. " À quoi bon
lire ? " Mathilde se retrouva dehors une nouvelle fois. Marche,
marche. Elle fut attirée par la bouche de
métro.
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- Premier contact humain
agréable, le regard d'un jeune homme qui écoute des
gens jouer de la musique.
- Elle se sent bien. Ils
échangent des regards.
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- Il se rapproche d'elle. Plus
près encore
- - Je m'appelle Philippe, et
toi ?
- - MathildeŠ J'aime bien ce
qu'ils jouent
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- Demain, elle lirait un polar.
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- Bella-Belle referma le J'ai lu
commencé l'avant veille avec une certaine tristesse.
- Terminer un livre
témoignait toujours de la fin d'un long et
ébouriffé voyage. Elle sortait du monde symbolique
des cercles bleus. Cercles d'amour ou cercles de haine, elle
s'imaginait dans l'histoire, la mise à l'épreuve, le
passage à l'acte.
- Bien trop consciente d'un lien
fort qui unie le lecteur au personnage de son choix, Bella-Belle
s'identifia instinctivement à la femme vengeresse, à
l'esprit si clair et si déterminé.
-
- Finies les ambivalences
assassines, médiocre ambiguïté, du rêve
et des constats, entre la vie fabriquée au déclic
d'une utopie et le carcan d'un monde non assumé, non
assimilé.
- Une mise en route s'imposait
à elle comme un sésame de sa propre identité.
Provoquer jusqu'à anéantir son propre romantisme
exacerbé, trop inhibant. Sortir de cette spirale gnan-gnan
qui se colle à la peau et se vit en protection de chair et
d'âme, sans autre forme de procès, un inconscient
trop lourd, trop présent.
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- Bella-Bella choisit d'associer
de nouvelles couleurs, un pantalon moulant, une veste
serrée. L'heure était à la rencontre, celle
de son temps, celle de son époque. S'exprimer. Elle sortit
acheter un paint-ball sans connaître encore le symbole de sa
rébellion.
-
- Elle voulait marquer l'innocence,
incendier la béatitude trop romantique des gens heureux.
Oh, elle aurait pu tuer pour de vrai, faire disparaître un
trop plein extérieur de bonheur, les signes odieux de ceux
qui aiment sans réfléchir, sans respect d'un monde
misérable.
- Son paint-ball empli de peinture
fluo, la vengeresse se mit en route... Durant quelques jours,
Bella-Belle s'était déchaînée et la
plupart des symboles d'un pseudo romantisme avaient
été marqués de rose ou de jaune fluorescent,
mannequins, vitrines de robes de mariées, photographes d'un
bonheur facileŠ
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- Ne pouvant plus rester dans
son appartement trop étroit pour un binôme
déliquescent, Clémence avait décidé
d'aller prendre l'apéro, seule, dans le troquet du coin.
Elle commanda un ballon de rouge que le limonadier faisait venir
d'un petit cultivateur qu'il avait rencontré quelques
années auparavant. Elle se mit à feuilleter
Libération qui pour la première fois lui apparut
bien prémonitoire. Il fallait qu'elle se libère.
Parmi divers articles sur la crise des Balkans qui
n'arrêtait pas de recommencer, la chute du dollar, les
violences urbaines et les attentats, sa curiosité fut
titillée par un titre au nom évocateur : " la femme
qui veut faire sa fête au romantisme"Avec humour, un
journaliste témoignait du périple vengeur de
Bella-Belle et rien ne semblait atténuer sa soif de
destruction dérisoire.
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- Clémence avait lu
quelque part qu'une nouvelle mode farfelue débarquait, une
fois de plus, d'outre-atlantique. Une de ces modes
invraisemblables et grotesques qui suscitait chez elle une
curiosité amusée et bienveillante, en hommage
à l'absurde et au surréalisme dont sa vie
était truffée. Après les hôtels quatre
étoiles pour chihuahua, les liftings de foufoune, les
instituts de beauté pour petite filles de cinq ans et les
villes-mouroirs de luxe de Floride interdites aux enfants, la mode
était à présent de faire la fête pour
des événements tristes comme un divorce, une
séparation ou la perte irrémédiable de toutes
ses illusions. Après tout, l'idée semblait bien
moins ridicule que toutes les précédentes, faire la
fête est un bon moyen de retrouver ses amis, de se changer
les idées et de rencontrer de nouvelles personnes.
C'était donc décidé, Clémence allait
lancer l'idée auprès de toutes ses amies. Une
fête spontanée dans un bel endroit parisien, vaste et
gratuit où les hommes ne seraient pas les bienvenus.
Merveilleux hasard du calendrier, le vendredi suivant tombait un
treize, c'était donc ce jour-là qu'il fallait se
retrouver. Pour le choix du lieu, Clémence pensa de suite
au jardin des Tuileries qu'elle aimait tant, vestige des
promenades d'enfance et des petits bateaux qui l'avaient fait
voyager au fil des bassins. Toutes les copines devraient donc
débarquer avec une bouteille de champagne, des grignotages
et autres douceurs dont seraient bannis les biscuits de
régime et autres gadgets " attrape
désespéré ".
- Clémence s'empressa
d'envoyer des mails et des sms à toutes ses copines sous le
titre provocateur de "Pique-nique des
désespérées. "
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- "Chers amies, retrouvons nous
vendredi 13 mars pour fêter l'adversité de la vie et
la perte de nos illusions que nous noieront sous des litres de
champagne et de friandises que vous aurez pris soin d'amener
à 18H 30 au jardin des Tuileries. RDV côté
Seine, à proximité de la sculpture de l'arbre
couché de Pénone. Robes et chapeaux bienvenus,
hommes, enfants et animaux exclus." Clémence se sentit
tout à coup, pleine d'une énergie débordante
et renouvelable et elle attendait ce vendredi Treize comme une
enfant trépignante.
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- Bella-Belle, la
guerrière symbolique, ne voulait plus renter chez elle.
Elle ne voulait plus penser à demain. " En changeant de
ligne de métro, peut-être vais-je aussi changer de
vie. " De nombreux regards suivaient sa minijupe et ses longues
jambes fines. Elle ne cherchait plus de prince charmant.
- Arrivée à la
station Tuileries en fin d'après-midi, elle gagna le parc,
devenant une flâneuse comme beaucoup d'autres femmes. Dans
sa tête, elle pensait toujours à l'homme de sa vie
impossible à trouver et cela l'énerva un instant.
Elle marche, regarde à gauche, regarde à droite.
Soudain, elle vit un couple s'approcher d'elle. L'homme
possédait la souplesse d'un danseur, la femme souriait. Ils
avaient l'air heureux et Bella-belle se mit à rire aux
éclats.
- Au fond d'elle-même, elle
faisait semblant d'être en pleine forme, une super-nana,
quoi, comme toujours. Personne ne pouvait voir sa
réalité, derrière les apparences.
- " A l'intérieur de moi,
mes pleurs, mes peurs, ma détresse et mon mal de vivre.
Oui, je suis amusante, je connais les gens, leurs
problèmes, je connais par c¦ur les mots qui rassurent, mais
personne ne veut voir que tout cela est un rôle, la vie pour
les autres.. Moi, je connais la vérité, mais
personne ne veut la connaître, elle dérange toujours,
la vérité ! C'est peut-être le moment de
changer de vie."
-
- Philippe était
troublé par la présence de Mathilde. Il ressentait
une sensation de bien-être, une sorte d'évidence. Son
addition musicale semblait sestomper. Avait-il trouvé le
palliatif à sa mélancolie ? En tous cas, une
émotion, qui lui paraissait disparue depuis bien longtemps,
semblait parcourir le moindre recoin de son corps. Tous les pores
de sa peau étaient en éveil, et c'était
bon.
- - Si tu n'as rien d'autre
à faire, Mathilde, je te propose de rester au concert de ce
soir, ici aux Tuileries, on pourrait y prolonger cet
agréable moment, qu'en penses-tu ?
- - C'est une très bonne
idée, rétorqua la jeune femme, c'est exactement ce
dont j'avais besoin.
-
- De partout des notes volaient.
Le parc explosait de mille musique spontanées et
c'était pour cela que Philippe Saint-Clair avait
entraîné Mathilde sous les arbres centenaires
à quelques pas du grand bassin où plusieurs voiliers
miniatures vivaient leur existence dérisoire de machine
à faire voyager l'enfance sur des flots imaginaires,
traversant les plus grandes bourrasques de tous les temps.
-
- Le grand jour était
enfin arrivé. Clémence s'admira une dernière
fois dans le miroir. Elle portait une robe vaporeuse à
l'imprimé improbable qu'elle avait dénichée
chez sa marraine, Olga, une vieille dame espiègle et
originale qui possédait une garde-robe
millésimée des années cinquante aux
années soixante dix qui aurait fait la joie d'une Jaqueline
Maillan ou d'une Claude Genseac.
- Cerise sur le gâteau
déjà bien crémeux, la tenue allait de paire
avec une capeline, un sac et des chaussures assorties,
détails obsolètes totalement sanctionnés par
les diktats sévères de la mode actuelle. (Les gants
ne devaient pas être loin, si on cherchait un peu plus de
provocation)
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- Le panier d'osier
débordait de bouteilles, gobelets amusants et petits
gâteaux amoureusement confectionnés, sans oublier des
haut-parleurs miniatures qu'elle brancherait directement sur son
lecteur MP3, invention merveilleuse qui permettait à chacun
de trimballer son univers musical jusqu'au bout du monde.
- Quand elle arriva, vingt-cinq
paires de bras s'agitèrent et vingt-cinq bouches brillantes
lâchèrent des gloussements libérateurs.
Clémence répondit par une révérence
bancale puis brancha son lecteur sur un mix furieusement dansant.
- Les bouchons sautèrent,
les gobelets se pressaient autour de la bouteille
convoitée, les rires fusaient. Cette basse-cour joyeuse et
incongrue attirait les touristes qui les prenaient toutes en photo
pour témoigner chez eux du bordel typiquement
français et internationalement reconnu, jamais envié
mais un peu quand même !
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- À quelques dizaines de
mètres de là, Philippe regarda Mathilde tendrement
et lui dit :
- - Tu sais, c'est la
première fois que le groupe Inkipit joue à Paris,
ici, pour la première fois. Ils sont vraiment
étranges, ils se prétendent chamanes, des musiciens
dans la lignée des Bouriates de Sibérie.
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- De son côté,
Bella-Belle avançait dans le parc, se disant "ici, je suis
sûre de tomber sur un nid de romantiques ! Quel plaisir
ça va être de tâcher les jolies jupes blanches
de ces femmes amoureuses ! "
- Mathilde aussi s'était
habillée en blanc pour fêter l'arrivée du
printemps et pour ce premier rendez-vous avec Philippe qu'elle
trouvait de plus en plus charmant.
- Simon et Hilda arrivèrent
au concert, impatients et le public s'entassa autour de la
scène improvisée.
-
- Alejandro, le leader du
groupe, commença par un lent battement de tambour. Il
était taillé comme un bûcheron et portait une
superbe moustache blanche, un hybride de Gurdiaef et de
Brassens.Tous étaient envoûtés et une
lumière blanche apparut tout autour du percussionniste.
-
- Bella-Belle avait
repéré une superbe jupe blanche et elle était
prête à dégaîner son paint-ball.
Soudain, le son du tambour l'arrêta. Un léger vent
tiède souleva toutes les jupes des femmes. La vengeresse ne
voyait plus que du blanc, elle se sentit mal et perdit
connaissance.
- Les tambours sonnaient de plus en
plus fort, de plus en plus vite et la brise chaude du
crépuscule se transforma en une curieuse tornade
blanche.
-
- La nuit tombait sur le grand
jardin de Catherine de Médicis.
-
- La poussière
virevoltait au-dessus des têtes et le vent gonflait encore
les jupes et les robes des femmes avec sagacité.
- Bella-Belle se réveilla
brusquement, élevée dans les airs par une force
inouïeŠ
- Le leader moustachu du groupe de
musique la soulevait, à bouts de bras.
- Son visage rayonnait.
- - Inkipit, Inkipit,
répéta Alejandro, les yeux brillants, en la tenant
fermement contre son corps d'athlète.
- " Ça commence ! "
Traduisit alors la jeune femme, pour elle-même. Elle avait
presque perdu son latin, ces derniers jours, mais le mot
s'imposait encore. Elle sourit au musicien à l'accent
inimitable et cria d'une voix affirmée, enfin heureuse
:
- - Ça commence !
-